Gérard Morisset (1898-1970)

1933.11 : Peinture - 17e-18e siècles

 Textes traités le 15 mars 2003, par Stéphanie MOREL, dans le cadre du cours HAR1830 Les arts en Nouvelle-France, au Québec et dans les Canadas avant 1867. Aucune vérification linguistique n'a été faite pour contrôler l'exactitude des transcriptions effectuées par l'équipe d'étudiants.

 

Peinture - 17e-18e siècles 1933.11

Bibliographie de Jacques Robert, n° 231

Le Canada français, vol. 21, n° 3, novembre 1933, p. 209-226.

LA PEINTURE EN NOUVELLE-FRANCE

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Sainte-Anne-de-Beaupré

Sainte-Anne-de-Beaupré n'est pas seulement un sanctuaire où chaque année les fidèles accourent pour soulager leurs tares physiques ou morales. C'est aussi un sanctuaire d'art. On y peut voir de la peinture, de la bonne et de la médiocre, d'autant plus intéressante qu'elle jette un peu de clarté sur nos origines artistiques.

Chacun sait, en effet, que l'École d'Arts et Métiers, fondée à Saint-Joachin par Mgr de Laval et soutenue par son successeur, Mgr de Saint-Vallier, et par l'abbé Soumandi, a fourni quelques tableaux - pour la plupart des ex-voto - au jeune sanctuaire de Sainte-Anne, entre les années 1680 et 1720. Presque tous ces tableaux ont échappé au désastreux incendie de 1922 [Note 1. Dans cet incendie périrent les fresques que Joseph-Adolphe RHO (Gentilly, 1er avril 1835 Ý Bécancourt, 5 août 1905) avait peintes en 1886 dans la chapelle Saint-Vincent-de-Paul et les peintures que Paul-Gaston MASSELOTTE (Paris, vers 1848 Ý Québec, 1895) avait exécutées vers 1890.], pour l'excellente raison qu'ils avaient été transportés, en 1878, dans la chapelle commémorative.

Il faut s'en louer. Il faut aussi souhaiter qu'un nouvel incendie ne les fasse périr, comme tant d'autres tableaux qui eussent permis à l'historien de l'art de connaître davantage le rôle de la peinture dans la civilisation de nos ancêtres. Dans bien des cas, nous en sommes réduits à connaître les peintres et les sculpteurs canadiens-français par des pièces d'archives, des mentions notariales qui, hélas! ne nous renseignent que trop imparfaitement sur les œuvres d'art qu'a possédées la Nouvelle-France.

A Sainte-Anne-de-Beaupré, les peintures sont anonymes pour la plupart. A peine puis-je en citer trois au bas desquelles il m'est possible d'inscrire un nom sans craindre de tromper le lecteur. Mais leur intérêt historique et artistique dépasse la personnalité des peintres plus ou moins habiles qui les ont faites. Il faut y voir l'apport des peintres de Saint-Joachim à la première École de peinture canadienne, à cette École qui commence aux environs de 1670 avec l'abbé Hugues Pommier, du Séminaire de Québec, le Père Jean Pierron, jésuite, et le frère luc, récollet, pour s'éteindre un siècle plus tard, en 1780, à la mort de l'abbé Jean-Antoine Aide-Créquy. Il ne reste presque rien de l'œuvre des deux premiers, l'abbé Pommier et le Père Pierron. Mais le frère Luc a laissé un grand nombre de tableaux, aussi bien en Canada qu'en France. Avec lui, la peinture canadienne s'ouvre brillamment par quelques tableaux de haute tenue et c'est à Sainte-Anne qu'on peut voir deux de ses meilleures compositions.

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En effet, les deux tableaux qui ornent le rétable des autels latéraux, dans la chapelle commémorative, sont dus au pinceau du frère Luc [Note 2. Je rappelle brièvement les étapes de sa carrière: Claude FRANÇOIS (ou LEFRANÇOIS) naquit à Amiens (Somme) vers 1615. Vers l'âge de 15 ans, il entra dans l'atelier de Simon Vouet, à Paris, et y apprit les rudiments de la peinture. En 1634, il se rendit à Rome "pour se perfectionner dans le goût des grands maîtres". Revenu en France vers 1643, il entra chez les Récollets du faubourg Saint-Martin en 1644 et prononça ses vœux le 8 octobre 1645. Il prit le nom de frère LUC, sans doute en souvenir du patron des peintres. Dès lors, il devint le pourvoyeur inlassable des couvents de son Ordre: Paris, Châlons-sur-Marne, Saint-Germain-en-Laye, Rouen, etc. En même temps, il décorait quelques églises d'Amiens et des environs. C'est en 1670 qu'il vient à Québec. Il y passa deux ans et y exécuta plus de 15 tableaux. Retourné en France en 1672, il alla décorer la chapelle du couvent de Sézanne (Marne), revient à Paris et y mourut le 17 mai 1685.]. Dès 1872, James-M. Lemoine les signalait en ces termes: "Les deux peintures des petits autels sont l'œuvre du Père (sic) Luc Lefrançois, récollet, mort en 1685. Elles ont été données par Mgr de Laval [Note 3. James-M. LEMOINE, Album du touriste. Québec, 1872, 2e éd., pp. 383-4.]." Une publication officielle des Pères Rédemptoristes de Sainte-Anne [Note 4. Le Sanctuaire de la Bonne Sainte-Anne-de-Beaupré, par un Père Rédemptoriste [Père GIRARD]. Sainte-Anne-de-Beaupré, 1907, p. 58.] confirmait ces renseignements, en y ajoutant ces précisions: "Sainte Anne et la Sainte Vierge - vers 1677; Saint Joachim et la sainte Vierge - vers 1677. Ces deux tableaux ont été peints par le frère franciscain Luc Lefrançois, et donnés à l'église par Mgr de Laval pour servir de pendants au tableau du marquis de Tracy..." Mais le Père Hugolin, o. f. m., a nié toutes ces affirmations en alléguant les curieuses raisons qu'on va lire. Après avoir cité le passage que je viens de reproduire, il écrit ces phrases:

Eh bien, ces peintures "vénérables" ne peuvent être du pinceau de l'artiste véritable qu'était le frère Luc. Par ailleurs, les archives de Sainte-Anne-de-Beaupré ne contiennent aucun document permettant d'attribuer ces tableaux au frère Luc. Des notes qui le disent, oui, mais sans aucune référence à la source de ces affirmations. Monseigneur Amédée Gosselin écrit, dans son bel ouvrage l'Instruction au Canada sous le régime français (1635-1760), Québec, 1911, p. 364, à propos d'un tas de croûtes "que l'on peut trouver encore dans certaines communautés ou enfouies dans les ravalements de quelques sacristies:

"Il y a par exemple, dans les couloirs du cloître, à l'Hôtel-Dieu " de Québec, et aussi dans l'église de Sainte-Anne-de-Beaupré, " des peintures anciennes qui, par leurs couleurs criardes, la pau- " vreté du dessin, l'absence de perspective, dénotent une belle " inexpérience. Nous ne pouvons croire qu'elles soient venues de " France. Personne ne songera à les attribuer toutes, même les " plus mauvaises, au frère Luc, récollet, excellent peintre, dit " l'abbé Tanguay, et qui laissa au Canada des peintures remar- " quables.

"Nous ne voudrions pas non plus, sans preuve, en tenir respon- " sable M. le Blond, "peintre de Bordeaux". Il resterait donc à en " charger quelques particuliers, peut-être des élèves de Saint- " Joachim, auxquels on pourrait adjoindre un des plus anciens " prêtres du Séminaire, M. Hugues Pommier, dont l'abbé Latour " écrivait quelque part: "Il se piquait de peinture...".

Et le Père Hugolin ajoute: "Abandonnons donc sans remords les deux tableaux de Sainte-Anne-de-Beaupré à l'un ou l'autre des soi-disant peintres dont parle Mgr Gosselin, ou à quelque élève de Saint-Joachim. Çà n'a aucune importance [Note 5. Père HUGOLIN, o. f. m., Un Peintre de renom à Québec en 1670: le diacre Luc François, Récollet. Ottawa, 1932, (Mémoires de la Société royale du Canada ), paginé 65 à 83, pp. 72 et 73.]."

J'ai tenu à citer textuellement ces extraits, non seulement parce qu'ils me serviront au cours de cette étude, mais pour faire voir que la vue attentive et prolongée des tableaux est nécessaire à qui veut vérifier leur histoire. Ainsi, on ne s'est pas aperçu que, des deux tableaux qui nous occupent, l'un, Saint Joachim et la sainte Vierge, est signé et daté: 167[1] ou [1676], FRERE LUC. L'autre porte une signature que je n'ai pu déchiffrer. Ne seraient-ils signés ni l'un, ni l'autre, que le plus malveillant des critiques - à condition d'avoir déjà vu quelques-uns des tableaux du frère Luc - verrait dans ces toiles deux des meilleures œuvres du peintre récollet. Elles s'apparentent, en effet, tant au point de vue du coloris que du dessin, à ce que le frère Luc a fait de plus gracieux et de plus personnel, comme Notre-Dame du Rosaire, à l'église de la Salpêtrière, à Paris, et l'ex-voto du Puy Notre-Dame, au Musée d'Amiens.

Dans le premier tableau, celui de l'autel latéral de gauche, on voit saint Joachim à genoux, vêtu d'un ample manteau, les yeux levés vers le ciel, tenant dans ses mains la Vierge enfant qu'il offre au Très-Haut; au desus de la Vierge, une colombe dans une gloire. L'œuvre est d'une émouvante simplicité. A l'idéalisme un peu conventionnel de la figure du Saint s'opposent le réalisme puissant des mains du vieillard et la délicieuse figure de la petite Vierge emmaillotée, grassouillette à souhait, jolie à croquer dans le voile qui tombe de sa tête et dans le geste de ses mains qui se croisent sur sa poitrine [Note 6. C'est ce tableau qui a servi de modèle à l'abbé Jean-Antoine AIDE-CRÉQUY quand il a peint vers 1775 le tableau du maître-autel de l'église de Saint-Joachim.].

L'autre tableau est d'une composition plus noble et d'un sentiment plus profondément humain. Il représente, non pas sainte Anne et la Sainte Vierge, comme on l'a cru longtemps, mais la Sainte Vierge offrant au ciel l'Enfant Jésus qu'elle vient de tirer de son berceau [Note 7. En effet, le personnage représente bien une jeune femme de 15 à 20 ans et non une femme d'âge mûr, comme l'était sainte Anne à la naissance de son enfant.]. Elle est à genoux, vêtue d'un long manteau qui tombe en larges plis harmonieux jusqu'au bord de la toile; sa tête est couverte d'un voile frangé et, dans ses bras, elle élève l'Enfant Jésus et semble l'offrir au Très-Haut; à gauche, on voit le berceau de l'Enfant et, par une fenêtre ouverte, on aperçoit des arbres qui se détachent à peine sur le ciel sombre.

C'est là un chef-d'œuvre, sûrement le chef-d'œuvre du frère Luc. Quand on l'a vu une fois, ce tableau se grave dans la mémoire comme une admirable vision de jeunesse et de fraîcheur, vision d'un peintre dont le cœur est resté jeune, en dépit des années, et l'imagination toute vibrante des meilleurs souvenirs de son adolescence. La figure de la Vierge est impersonnelle, en ce sens qu'on voit rarement une telle figure quasi-surnaturelle, empreinte de majesté et de candeur à la fois, de flamme intérieure et de douce résignation; mais elle est ravissante dans ses traits comme dans son expression et elle se rapproche de la figure de l'Hospitalière soignant Notre-Seigneur dans la personne d'un malade [Note 8. Tableau que le fr. Luc peignit en 1671 pour l'Hôtel-Dieu de Québec.] et du portrait de la Mère Marie-Catherine de Saint-Augustin (Ý Hôtel-Dieu de Québec, 1668) [Note 9. Collection de l'Hôtel-Dieu de Québec. Ce portrait est peut-être dû au pinceau de l'abbé Hugues Pommier.].

Tels sont les tableaux que le Père Hugolin abandonne sans remords... à l'un ou l'autre des soi-disant peintres... etc. Pour les apprécier sainement, il faut faire abstraction des nombreuses couches de vernis qui en altèrent la beauté et des injures du temps dont ils ont souffert depuis deux siècles et demi. Tels qu'ils sont, ils ne manquent pas de grandeur ni de charme. Et il faut souhaiter qu'un restaurateur plein de bonne volonté - et d'ignorance - ne vienne en altérer la beauté et la finesse.

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Avant d'aborder l'étude des ex-voto, il convient de dire un mot d'un tableau que possédaient, avant 1765, les Religieuses de l'Hôtel-Dieu de Québec et qui fut acquis, cette année-là, par Sainte-Anne-de-Beaupré. Il représente Saint Louis, roi de France, en adoration devant la couronne d'épines. Le Roi, vêtu d'un large manteau fleurdelisé, vénère à genoux une croix dont le pied passe par la couronne d'épines; à gauche, on voit la base d'un portique et un tout petit coin de paysage; en haut, trois anges.

Ce tableau, je crois, n'a pas été peint en Nouvelle-France. On ignore en quelle année l'Hôtel-Dieu de Québec l'a reçu; mais je présume que ce fut au début du XVIIIe siècle, car le tableau me paraît postérieur à 1700. Il devait être intéressant avant d'avoir gâché par les nombreux repeints qui le déparent singulièrement.

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On a beaucoup médit des ex-voto de Sainte-Anne. On a insisté sur la maladresse de leur dessin, la pauvreté de leur coloris, leur composition primitive et enfantine. James-M. Lemoine les jugeait sévèrement lorsqu'il écrivait: "... presque tous ces tableaux n'ont d'autre mérite que le souvenir de reconnaissance qui s'y rattache: quelques-uns sont des caricatures", et plus loin: "caricature effrayante [Note 10. James-M. LEMOINE, Album du touriste. Québec, 1872, pp. 383 et 384.]."

Je n'ai pas le souci de réhabiliter toutes ces peintures dont quelques-unes sont, en effet, dépourvues de tout charme et semblent être la réalisation picturale d'un horrible cauchemar. Mais tous ces ex-voto ne sont pas des caricatures. Deux ou trois sont d'honnêtes tableaux bien composés et brossés d'une main alerte. La plupart, même les plus mauvais, ne manquent pas de piquant, ni même de caractère. Car sous les maladresses de pinceau et les injures du temps - ces toiles sont très abîmées - on sent la personnalité forte, parfois bizarre qui s'y cache, l'absence de formules picturales et un certain imprévu déconcertant. Habitués que nous sommes à n'apprécier que les œuvres d'art de forme académique parfaite, imbus de ce byzantinisme trop réel en vertu de quoi nous jugeons les hommes et les choses, nous n'avons habituellement que peu d'estime pour les peintures maladroitement exécutées; nous ne voulons pas y voir la vigueur de la conception, non plus que le tempérament de l'artiste; nous ne voulons pas les comprendre indépendamment de l'inélégance qui, à première vue, rend leur beauté un peu revêche. La peinture aimable nous séduit, parce qu'elle n'exige de notre cerveau aucune opération plus compliquée que s'il s'agit d'apprécier une idée qui nous est familière ou un procédé que nous pratiquons depuis notre enfance... Encore une fois, je ne prétends pas que tous les ex-voto de Sainte-Anne soient des chefs-d'œuvre, loin de là. Mais l'historien de l'art et les artistes ne peuvent en négliger l'étude, ni se payer le luxe de les mépriser.

Cela est vrai pour l'un des plus anciens de ces ex-voto, celui de Mlle de Bécancourt. Il possède une forte saveur de terroir, à la manière de cette prose rude et nue, à la fois pondérée et ardente qui caractérise nos écrivains du XVIIe siècle et du début du XVIIIe, comme par exemple la Mère Duplessis de Sainte-Hélène. Ce petit tableau - il mesure 4'1" de hauteur sur 3' de largeur - n'a rien des grâces de Mignard, ni de Jouvenet; de plus, son ordonnance n'est pas irréprochable. Mais il possède plus et mieux que les élégances, un peu fades, peut-être, de la fin du XVIIe siècle; il a du caractère. A gauche, sainte Anne debout, vêtue d'un long manteau, tient la Vierge enfant agenouillée sur une table; au bas, à droite, la donatrice, la petite Marie-Anne de Bécancourt [Note 11. Marie-Anne Robineau de Bécancourt, fille du Baron de Portneuf, naquit en 1672 et mourut au monastère des Ursulines de Québec le 26 juillet 1743. Elle entra chez les Ursulines en 1689, fit profession en 1691 et prit alors le nom de Marie-Anne de la Trinité. Cf. Les Ursulines de Québec. Québec, 1864, vol. II, pp. 335 et 338.] est agenouillée et regarde sa patronne. Le tableau n'est pas que charmant, il est vivant, vivant dans sa composition et son exécution, dans la physionomie franche et candide des personnages, dans la robustesse du métier qui n'a rien des recettes en usage au grand siècle [Note 12. Ce tableau, légèrement retouché, a été publié par l'abbé Élie-J. AUCLAIR, dans les de Jordy de Cabanac, Montréal, 1930. Ed. LEMOINE en a fait une mauvaise copie, vers 1905. Cf. Annales de la Bonne Sainte Anne, avril, 1906, h.-t., pp. 12 et 13.]. Il date des années 1682-1685; il a été offert en 1689 à Sainte-Anne-de-Beaupré et il porte une signature tronquée: CARL... ou, peut-être, CART... On l'a attribué sans preuve à Jean-Guillaume Carlier, peintre liégeois, né le 3 juin 1638, mort le 4 avril 1675. Si cette attribution était exacte, il faudait [sic] admettre que Marie-Anne de Bécancourt avait deux ans lors de l'exécution du tableau. Or, ses traits et sa taille indiquent bien qu'elle a au moins 10 ans. Il est possible, sinon probable, que cette toile soit d'exécution canadienne [Note 13. Le recensement de 1681 signale la présence, à Sainte-Anne-de-la-Pérade, de "Pierre CARTIER, 32 [ans]", marié à "Catherine Gauthier,... 23 [ans]...". Pierre CARTIER (1649 Ý Pointe-aux-Trembles, près Québec, 8 mars 1712) était-il peintre-amateur à ses heures de loisir...? Je laisse la réponse aux érudits locaux. Cf. Benj. SULTE, Histoire des Canadiens français. Montréal, 1882, t. V, p. 61; Mgr. TANGUAY, Dictionnaire généalogique, t. I, p. 106.], non pas tant à cause de sa composition que du réalisme charmant de la figure et du vêtement de la donatrice.

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En 1696, "le navire de M. Juing, marchand de Québec, poursuivi par trois vaisseaux de guerre hollandais, s'échappe miraculeusement grâce à l'intercession de sainte Anne: au moment d'être pris, un nuage l'enveloppe, le dérobe à la vue de l'ennemi et lui donne le temps d'aller chercher un refuge dans l'embouchure du Saguenay" [Note 14. La Gazette des familles, vol. III, p. 322. Bien des renseignements qu'on a lus ou qu'on lira dans cet article m'ont été aimablement communiqués par le Père FERLAND, rédemptoriste. Je le prie de trouver ici l'expression de ma plus vive gratitude.]. Sur cette grande toile - hauteur: 8'8"; largeur: 7' 01/2" - on voit, en effet, un navire au premier plan; un nuage sombre l'enveloppe; à droite, un vaisseau hollandais; les deux autres navires ennemis sont au loin, à gauche. L'original de cet ex-voto n'existe plus depuis longtemps. Dès 1826, il était remplacé à Sainte-Anne par une copie exécutée cette même année par Antoine Plamondon [Note 15. Antoine PLAMONDON (L'Ancienne-Lorette, 29 février 1804 Ý Neuville, près Québec, 4 septembre 1895),

La copie est signée et datée: Ant. PLAMONDON pinxit 1826 à Québec (sic).]. Je crois que la partie supérieure de la copie diffère de l'original et voici pourquoi. Plamondon y a peint, à droite, sainte Anne intercédant auprès du Christ placé à gauche, sur des nuages; quatre têtes d'anges complètent cette scène céleste. Ce sujet n'est pas unique dans l'œuvre de Plamondon. L'Église du Cap-Santé possède un tableau, commandé et peint en 1825 [Note 16. Abbés GATIEN et GOSSELIN, Histoire du Cap-Santé. Québec, 1899, p. 115. "Le talbeau avec son cadre coûta 20 louis."] - par conséquent un an avant l'exécution de la copie de Sainte-Anne - qui semble être le prototype de l'ex-voto. La partie supérieur est la même; mais au bas, on voit une barque ballotée par les vagues et, au premier plan, des malades et des infirmes qui tendent les bras vers la Thaumaturge. Le rétable de l'autel Sainte-Anne, dans l'ancienne basilique de Québec, était orné d'une grande toile, de sujet et d'exécution analogues [Note 17. Georges BELLERIVE, Artistes-peintres canadiens-français. Montréal, 1927 (2e éd.), p. 28.

Le tableau de la cathédrale a été détruit dans l'incendie de 1922.], peinte en 1826. Ces trois tableaux - est-il besoin de le dire? - sont fabriqués à coups de réminiscences: sainte Anne ressemble trop à la Thaumaturge de l'ex-voto du marquis de Tracy [Note 18. Il sera plus loin question de cet ex-voto.], le Christ est d'origine flamande et les angelets s'apparentent à ceux qui décorent les angles de maints tombeaux de nos autels soi-disant Louis XV; de plus, dans les toiles de la cathédrale de Québec et du Cap-Santé, les personnages du premier plan s'inspirent de la peinture bolonaise et même de Raphaël... Quand il peignit ces tableaux (1825-1826), l'artiste était jeune et n'avait pas encore vu les musées d'Europe. A son retour de Paris, en 1830 [Note 19. Plamondon y étudia de 1826 à 1830, sous la direction de Jean-B.-Paulin Guérin (Toulon, 25 mars 1783 Ý Paris, 16 janvier 1855). C'est par erreur qu'on a fait de Plamondon l'élève d'Horace Vernet.], son talent était plus souple, sa manière moins conventionnelle et son esprit plus dégagé de l'imitation plus ou moins servile. La toile des Miracles de sainte Anne - c'est ainsi qu'on désignait le tableau de la Basilique - s'était assombrie sous les couches répétées de poussière et de fumée; par contre, celle de l'église du Cap-Santé s'est dorée comme un vieux tableau de l'École venitienne.

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"XI. Le Héros du roi - 1711.

"Ex-voto présenté par l'équipage de ce vaisseau en reconnaissance de la protection dont sainte Anne l'avait entouré, durant l'invasion du Canada par la flotte de Walker, forte de 84 navires...", telle est l'indication sommaire qu'on lit à la page 60 du Guide... à la Bonne Sainte Anne, au sujet d'un charmant petit tableau - 2'6" de hauteur sur 1'10" de largeur - qui a fait couler plus d'encre que les autres. En voici une brève description: sur le pont d'un navire, on voit un homme agenouillé, coiffé de la grande perruque et sobrement vêtu; il élève dans ses mains un coffret ouvert sur lequel sont posés un parchemin déployé et un livre; en haut, à gauche, sainte Anne est assise sur les nuages, un livre ouvert sur les genoux; à sa gauche, la Vierge enfant tend les bras vers le donateur; en haut à droite, un navire.

Disons tout de suite que cet ex-voto est fort bien composé, que les personnages sont d'une aisance merveilleuse, notamment le groupe de sainte Anne et la Vierge, et qu'il paraît être une œuvre française de la fin du XVIIe siècle ou du début du XVIIIe [Note 20. Sauf, naturellement, la partie supérieure, à droite, qui a été maladroitement repeinte à une date que je ne puis déterminer.].

Le Père Charland, o. p., a voulu y voir l'exo-voto que l'intendant Jean Talon donna à l'église de Québec, en 1670, en reconnaissance de la protection que sainte Anne lui accorda, l'année précédente, lors du naufrage dont il fut victime avec quelques récollets, sur les côtes du Portugal [Note 21. Paul-V. CHARLAND, o. p., Madame Saincte Anne, p. 447.

Sur le naufrage et l'ex-voto de Jean Talon, voyez: Sœur Françoise JUCHEREAU de SAINT-IGNACE, Histoire de l'Hôtel-Dieu de Québec, Montauban, [1751], pp. 207-208.].

Pour étayer cette étrange identification, le Père Charland allègue diverses raisons qu'il faut discuter. Il prétend d'abord que l'ex-voto qui nous occupe "se rapproche beaucoup, comme genre et comme style, de la grande toile de la sacristie, attribuée à Lebrun" [Note 22. Le Père Charland veut ici parler de l'ex-voto du marquis de Tracy. Voir plus loin.]. On verra plus loin que cette toile n'est pas de Lebrun; le serait-elle que les repeints nombreux, indiscrets et maladroits qu'elle a subis interdiraient toute comparaison avec le tableau dit le Héros du Roi. Et le même auteur ajoute ces considérations auxquelles je me permets de répondre par quelques brèves réflexions placées entre crochets: "Le personnage agenouillé devant la Sainte ne peut pas être un simple capitaine de vaisseau [pourquoi pas?], avec cette perruque à la Louis XIV, à la Jean Racine ou à la Colbert [Était-il interdit à un capitaine de vaisseau de porter la perruque Louis XIV? Il faut d'ailleurs se rappeler que Louis XIV a porté la perruque jusqu'à sa mort (1715) et que c'est avec une telle perruque qu'il est représenté sur l'effigie en cire exécutée en 1706 par Antoine Benoist et conservée au Musée de Versailles, dans la chambre du Roi-soleil; il faut aussi se rappeler que la grande perruque a résisté à la mode jusqu'après 1730 [Note 23. Je pourrais citer un grand nombre de portraits du premier tiers du XVIIIe siècle, où l'on voit des personnages portant la grande perruque: Charles de Beauharnois, ancien gouverneur du Canada (Musée de Grenoble), portrait peint avant 1725, terminé 23 ans plus tard et daté de 1748; Largillière et sa famille (Musée du Louvre), peint vers 1705; le buste du Régent (Ý 1723); Jean Pupil de Craponne, peint par Largillière en 1708 (Musée de Grenoble), etc.]], avec ce costume de grand luxe [le costume que porte le donateur est, au contraire, d'une grande simplicité] et tel qu'un vice-roi de la Nouvelle-France pouvait seul en porter" [Jean Talon n'a jamais été vice-roi de la colonie; l'eût-il été que cette charge ne lui aurait pas permis de porter un costume particulier]. Enfin, le Père Charland affirme que l'ex-voto de Jean Talon "n'a pas été, comme on l'a dit, perdu dans l'incendie de la cathédrale en 1759", mais qu'il a été transporté à l'Hôtel-Dieu de Québec "avant ou pendant le siège" et qu'il est maintenant à Sainte-Anne-de-Beaupré, "dans la galerie aboutissant à la sacristie" [Note 24. Père CHARLAND, op. cit., P. 403.].

Le Père Ferland n'admet pas l'hypothétique identification qu'on vient de lire. Les notes qu'il a bien voulu me communiquer contiennent une hypothèse plus vraisemblable, même séduisainte. La voici textuellement:

Le sujet de ce tableau est-il vraiment le Héros du Roi?

Il y a beau temps que j'ai abandonné cette opinion-là. Je suis loin d'admettre qu'il soit l'ex-voto de Talon. Si le bon Père Charland voulait bien nous en donner une preuve appuyée sur un document authentique, nous l'en remercierions fort...

Je vais risquer une supposition qui, je le crois du moins, peut avoir le mérite de la vraisemblance.

Ce tableau est l'œuvre d'un bon peintre, il n'y a pas à en douter. D'après ce que j'ai constaté dans nos archives, ce tableau était à Sainte-Anne bien avant la conquête. Cependant, il m'a été impossible de déterminer exactement l'époque de son installation dans l'église et la manière dont il est arrivé.

Pierre Lemoyne d'Iberville reçut du Roi l'ordre d'aller à la découverte des bouches du Mississipi et s'embarqua le 24 octobre 1698. Il commandait la Badine et était accompagné du Marin, deux vaisseaux de la Marine royale. Le ministre lui fit remettre un mémoire particulier et une lettre du Roi pour le Gouverneur de Saint-Domingue (Margry, vol. IV, p. 73). Le personnage de ce tableau ressemble assez bien au portrait d'Iberville publié au vol. IV de Margry.

Il est agenouillé sur le pont d'un navire comme nous l'a fait remarquer l'artiste qui a réparé nos tableaux. Tout à côté, un autre vaisseau tout appareillé et prêt à partir, il y a donc deux navires et non "ce grand vaisseau unique", comme s'exprime le Père Charland. Le document déployé sur le coffret serait la lettre du Roi au Gouverneur de Saint-Domingue, munie du grand sceau royal et le cahier ouvert serait le mémore particulier du ministre et destiné à d'Iberville seul. Cette expédition eut un plein succès: d'Iberville devient gouverneur [Note 25. Légère inexactitude: c'est Jean-Baptiste Lemoyne de Bienville qui fut gouverneur de la Nouvelle-Orléans et non pas Pierre d'Iberville; du reste, ils étaient frères.] de la Nouvelle-Orléans. Ne soyons pas surpris de le voir porter le costume des nobles [Note 26. Existait-il à cette époque un costume officiel des nobles?].

D'Iberville était habitué à faire des vœux à sainte Anne, comme nous le voyons dans la lettre du Père Marest, jésuite, aumônier des marins dans l'expédition à la Baie d'Hudson, en 1696, et ses expéditions avec son frère, par terre, à la même baie, en 1684, et comme l'atteste encore le crucifix d'argent que possède de lui le trésor de la Basilique [de Sainte-Anne-de-Beaupré] [Note 27. Père A. FERLAND, c. ss. r., notes et photographies communiquées à l'auteur en mars 1933.].

L'hypothèse du Père Ferland, toute séduisante qu'elle soit, ne rend pas plus claire l'histoire de ce tableau. Et voici un détail qui l'obscurcit davantage: la toile porte, au bas, à gauche, une inscription où apparaît une date: 1726. La photographie que j'ai devant les yeux ne me permet pas de déchiffrer la signature de l'artiste, ni les mots que laissent voir les aspérités de la toile [Note 28. Seule une photographie faite à la lumière rasante livrerait le secret de cette inscription indéchiffrable.]. Là est peut-être la clef de l'énigme. En attendant que j'aie le loisir d'examiner ce charmant ex-voto, résignons-nous à ne rien savoir de précis.

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L'ordre chronologique m'amène à dire quelques morts d'un tableau dont l'histoire est mieux connue. Il s'agit d'un ex-voto offert à sainte Anne le 1er novembre 1703 par Mme Riverin, épouse de Denis Riverin, conseiller au Conseil souverain. La donatrice est représentée ayant à sa droite son fils et ses trois filles, tous agenouillés sur des coussins; à gauche, sainte Anne est assise sur un autel et entourée de nuages; à droite, des tentures largement drapées [Note 29. J.-M. Lemoine mentionne ce tableau comme étant une miniature (Cf. Album du touriste, p. 384). Cette pseudo-miniature à l'huile mesure 1'6" de hauteur sur 1'9" de largeur.]. Inévitablement, le tableau a été retouché, notamment les coiffes de Mme Riverin et de ses filles et la robe de l'aînée. Ces repeints n'altèrent pas tout-à-fait la candeur des figures, ni la raideur des attitudes. On y voit la preuve que les Canadiennes du début du XVIIIe siècle s'habillaient comme les Parisiennes de cette époque, sinon de la même étoffe, du moins avec la même élégance. Mais les peintres coloniaux, sans être moins sensibles à la beauté féminine, ne possédaient pas l'habileté de leurs confrères parisiens, ni la légèreté de leur touche.

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Deux autres ex-voto datent respectivement de 1706 et 1717. Ce ne sont plus que des loques craquelées, abominablement repeintes, pitoyables débris de l'époque la plus brillante peut-être de notre histoire. Sans doute, ils doivent leur déchéance non seulement à la rigueur du climat et aux restaurateurs, mais aussi à l'indigence de métier de leurs auteurs. Ces grandes toiles, mal assujetties à leur chassis, se sont gondolées; la pellicule picturale s'est fendillée, parce qu'elle était insuffisamment protégée par les fonds. Tout de même, il y a dans ces toiles autre chose que l'ignorance et la maladresse. Il y a une certaine puissance dans la composition, puissance qui se manifeste surtout dans l'énergique simplification du dessin et la largeur de la touche.

En les examinant longuement, on en vient à les comparer à maints tableaux modernes, à certaines toiles cubistes, par exemple. Cette comparaison n'est paradoxale qu'en apparance. Les cubistes - et même les fauves [Note 30. Fauve: qualificatif trè sjuste que Camille MAUCLAIR applique aux peintres épris d'exagération et de déformation systématiques. Cf. Lettres sur l'art, dans l'Ami du Peuple, passim.] - ont cherché la puissance dans la simplification géométrique des plans; ils ont cherché le sentiment primitif dans la déformation savante et raisonnée des contours des objets et dans l'altération des effets perspectifs. S'ils ont réussi, à force de science et d'ingéniosité, à rejoindre les formes d'art des époques primitives, avouons que leurs tentatives ont servi, le plus souvent, à masquer le vide de leur inspiration et que leurs formules délibérément maladroites atteignent le pastiche le plus insupportable.

Les peintres de l'École de Saint-Joachim ont eu, à leur insu, le même résultat: ignorants, ils ont mal dessiné tout en voulant faire le contraire; malhabiles, ils ont appliqué leurs couleurs d'une main plus experte à manier l'outil que le pinceau. De là, la déformation involontaire des figures et des objets, et la rusticité de leur métier, toutes qualités qu'on retrouve, avec une origine différente, dans certains tableaux signés des noms de Montmartrois bien connus, en l'an de grâce 1920.

Ces trop longues et nécessaires considérations me dispensent d'insister sur les deux ex-voto qui les ont motivées. Je me contente de les décrire brièvement.

Sur le premier, on aperçoit un navire, le brigantin Joybert, qui s'étale sur toute la largeur de la toile; en haut, à gauche, sainte Anne et la Vierge enfant [Note 31. Le groupe de sainte Anne et la Vierge paraît être imité de celui du tableau dit le Héros du Roi.]. Ce tableau a été peint en 1706 et offert la même année par Louis Prat: Ex-voto Ludovicy Prat 1706 [Note 32. Louis PRAT - et non Cypret, comme on l'a écrit - cumulait les fonctions de boulanger, marchand de grains, aramateur et capitaine de port à Québec (Comm. par le P. FERLAND, c. ss. r.).].

Le second ex-voto - vaste toile de 7' 9" de hauteur sur 6' 2" de largeur - représente le vaisseur de M. Roger, marchand de Québec; pris dans les glaces, le navire est en danger de périr, quand la protection de sainte Anne le sauve de la destruction; on voit le navire à droite, toutes voiles au vent; en haut, sainte Anne assise enseigne la lecture à la Vierge serrée contre elle. Cet ex-voto est daté de 1717; cependant le livre des Recettes et dépenses de Sainte-Anne dit expressément: "6 février 1716, reçu de M. Roger pour une messe solennelle avec un tableau, 14lbs [livres]."

A tous ces tableaux à l'huile, j'ajoute un dessin au fusain, l'ex-voto de l'équipage de la Sainte-Anne. C'est un grand dessin de 5' 5" de hauteur sur 3' 9" de largeur, où l'on voit un navire balloté par les flots et secouru par sainte Anne agenouillée sur des nuages, devant trois têtes d'anges; sur le navire, on aperçoit quatre personnages: un homme, un récollet, un prêtre (?) et une religieuse (?). Au bas, on lit l'inscription suivante: "Vœu fait par l'équipage de La S[ain]te-Anne co[mman]dée par Mr [Edouin], 1709." Le troisième personnage - un prêtre - est sans doute l'abbé Gaulin chargé par M. de Subercase d'aller avertir M. de Vaudreuil des préparatifs des Anglais contre la Nouvelle-France.

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Il m'est impossible de signaler à l'attention tous les ex-voto de Sainte-Anne-de-Beaupré - la tâche serait fastidieuse - non plus que la belle copie du triptyque de la Descente de croix, d'après le tableau de Rubens [Note 33. Cette copie aurait décoré, vers 1854, une église de Sébastopol. Enlevée de là, elle a été donnée à Sainte-Anne vers 1876 par M. Stanley Smith (Comm. par le P. FERLAND, c. ss. r.). C'est une excellente copie.].

Et j'arrive à l'Ex-voto du Marquis de Tracy, par lequel j'aurais dû commencer cette étude. Si je l'ai gardé pour la fin, c'est qu'il a été repeint en entier et qu'il n'est plus qu'une sotte interprétation germanique d'un tableau qui ne manquait pas d'intérêt. L'original a été offert, le 17 août 1666, par le Marquis de Tracy, vice-roy et lieutenant-général des armées du Roi en Nouvelle-France: "Août 1666, le 17. Mons. de Tracy, Mons. l'Evesque avec le P. Bardy vont à Sainte-Anne où il [le Marquis de Tracy] donne un très beau tableau pour l'autel [Note 34. Le Journal des Jésuites. Québec, 1871, p. 348.]."

Il représente un homme et une femme, agenouillés devant sainte Anne et la Vierge enfant; en haut, le Père Éternel entouré de trois angelets. L'homme et la femme sont vêtus du costume des pèlerins et tiennent un bâton; l'un et l'autre portent sur l'épaule une coquille Saint-Jacques. Le groupe de sainte Anne et la Vierge est la copie renversée de celui que Rubens peignit après 1620 et qui est conservé au Musée d'Anvers [Note 35. Gustave GEFFROY, les Musées d'europe. La Belgique. Paris, s. d., p. 104 (reproduction).]. Au bas, au centre, les armoiries de Tracy et des Fouilleuses [Note 36. Régis ROY, Lettre au P. Leclerc, c. ss. r., 13 mars 1924 (comm. par le P. FERLAND).].

Le tableau, je l'ai dit, est entièrement repeint. Le restaurateur (je devrais dire, le tripatouilleur ) a fait de M. de Tracy un bon allemand à la face barbue, - si le Marquis de Tracy suivait la mode de son temps, il ne portait pas la barbe [Note 37. C'est une des caractéristiques des portraits de la seconde moitié du XVIIe siècle. La barbe du Marquis de Tracy serait donc une invention du restaurateur! Cf. P. LE JEUNE, Dictionnaire général du Canada. Ottawa, 1930. Vol. II (reproduction du portrait de Tracy).], - à la physionomie fade et insignifiante et aux yeux ingénus. On chercherait en vain son genou gauche que le restaurateur n'a pas jugé bon de repeindre. La femme est une bonne sujette de Guillaume II, la figure fadasse et aussi insignifiante que celle du pèlerin.

Tout cela est lourd et conventionnel, insipide et banal, peint d'une touche si maladroite et si prétentieuse à la fois que les autres ex-voto de Sainte-Anne prennent l'allure de grands chefs-d'œuvre, si on les compare à ce salmigondis où l'imitation de Rubens voisine avec l'art munichois de la fin du XIXe siècle et les réminiscences de Murillo avec les recettes abâtardies des peintres bolonais.

Et dire que ce tableau a pu être attribué à Charles Lebrun...! Même avant sa restauration, il n'avait rien de l'art sec, savant et froid du premier peintre du Roi. Du reste, c'est faire injure à Lebrun que de le croire capable de piller Rubens, en lui empruntant le groupe de sainte Anne et la Vierge. Ce groupe a sans doute été peint d'après une gravure, - le sujet renversé tend à le faire croire, - et si l'on veut connaître le nom du peintre qui l'a exécuté, on a le choix entre les deux ou trois cents artistes qui exerçaient leur art à Paris, vers 1665.

De l'ex-voto du Marquis de Tracy, il ne reste donc que le titre... et les armoiries. Tout le sujet a été repeint, stupidement gâché par le pinceau d'un escroc [Note 38. C'est le mot, sévère mais juste, dont N.-E. DIONNE a qualifié le restaurateur qui, vers 1865, a abîmé les tableaux de l'église Notre-Dame-des-Victoires (Cf. Historique de l'église Notre-Dame-des-Victoires. Québec, 1888, p. 54).

Les tableaux de Sainte-Anne et de Notre-Dame-des-Victoires ne sont pas les seules victimes des tripatouillages de restaurateurs ignorants. Les exemples que j'en pourrais citer rempliraient les pages du Canada français.].

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Si l'on excepte l'ex-voto du Marquis de Tracy, daté de 1666 et peint en France, les autres ex-voto de Sainte-Anne-de-Beaupré ont été exécutés entre 1680 et 1720. Celui de Mlle de Bécancourt, on s'en souvient, porte une signature tronquée: CARL... ou CART...; mais les autres, exécutés entre les années 1696 et 1720 [Note 39. Quelques autres ex-voto sont postérieurs à 1720. Faute de renseignements, j'ai dû les laisser de côté.], sont anonymes.

Ni l'abbé Pommier, ni le frère Luc n'ont pu les exécuter [Note 40. Il est ici question des ex-voto. Les deux tableaux du frère Luc et Saint Louis, roi de France ne peuvent être rangés dans cette catégorie.]. Le premier arrivé à Québec au printemps de 1664 - il était parti en 1663 avec Mgr de Laval, mais il avait passé l'hiver à Plaisance - quitta la Nouvelle-France vers 1677 et mourut vers la fin de 1686 [Note 41. Mgr Elz.-A. TASCHEREAU, Histoire du Séminaire de Québec, p. 99 (manuscrit inédit, copie conservée aux Archives du Canada, à Ottawa).]. Le frère Luc ne passa que deux ans à Québec (1670-1672) et mourut à Paris le 17 mai 1685.

Pour connaître les auteurs de ces ex-voto, il faut donc chercher ailleurs, soit parmi les maîtres et les élèves de l'École de Saint-Joachim, soit parmi les laïques et les prêtres qui n'appartiennent pas à cette École. Voici, du reste, quelques noms d'artistes, dessinateurs ou peintres, qui ont œuvré entre 1680 et 1720 et même après: Jacques Le Blond de La Tour (Ý 1715), le Père Sébastien Rasle, jésuite (Ý 1724), le Père Juconde Drué, récollet (Ý Paris, 1739), Pierre Le Ber (Ý 1707), Mère Marie-Madeleine Maufils de Saint-Louis, hospitalière de l'Hôtel-Dieu de Québec (Ý 1702), Desaillant de Richeterre, le Père Augustin Quintal, récollet (Ý 1776), le Père Laure, jésuite (Ý 1738), Paul Beaucourt (1700 Ý 1756), le Père François, récollet, etc.

Cette nomenclature incomplète n'est pas seulement propre à faire rêver les érudits; elle prouve que la peinture était en honneur à Québec sous le régime français et que si elle ne s'est guère élevée au-dessus d'une honnête médiocrité [Note 42. Sauf quelques portraits de bonne tenue, dont quelques-uns sont conservés au Séminaire, au Palais cardinalice, à l'Hôtel-Dieu, à l'Hôpital général et au Château de Ramesay, à Montréal. J'en ferai, plus tard, une étude approfondie.], la faute n'en est pas aux efforts que les autorités civiles et religieuses ont faits pour favoriser l'éclosion d'une École de peinture canadienne. Le clergé se préoccupait de métiers et de beaux-arts; tel Mgr de Laval qui eut un goût prononcé, sinon éclairé, pour la peinture et la sculpture; tels ses successeurs sur le siège de Québec (sauf Mgr de Mornay et Mgr de l'Auberivière) et certains prêtres du Séminaire; tels aussi les gouverneurs et les intendants et les grands personnages de la colonie.

Les ministres de Louis XV s'en préoccupaient aussi. Le 27 avril 1728, M. de Maurepas adresse à M. de Beauharnois cette dépêche:

Je vous envoie ci-joint des exemplaires d'un mémoire [Note 43. Je n'ai pu retrouver les exemplaires de ce mémoire.] qui a été dressé par ordre du Roi, par lequel Sa Majesté invite ceux de ses sujets qui se trouvent dans les différents pays à concourir aux desseins qu'elle a de faire fleurir de plus en plus dans son royaume les sciences et les arts. La lecture de ce mémoire vous instruira des différentes recherches qu'on y propose et l'intention de Sa Majesté est que vous excitiez ceux qui sont dans l'étendue de votre département et en qui vous connaissez quelques talents, à m'envoyer les remarques qu'ils feront, en les assurant qu'ils ne peuvent rien faire qui soit plus agréable au Roi et que dans le compte que je rendrai à Sa Majesté des mémoires et curiosités qu'ils m'adresseront, j'aurai grande attention à faire valoir leur zèle et leur travail... [Note 44. Corresponsance générale, vol. 50.

Cf. Abbé Aug. GOSSELIN, L'Église du Canada, 2e partie. Québec, 1912,, pp. 116-117, note.].

Il serait intéressant de connaître le résultat de cette enquête. Les remarques que durent faire au Gouverneur les artistes de la Nouvelle-France jetteraient sans doute un peu de lumière sur l'histoire de la peinture canadienne du début du XVIIIe siècle et, particulièrement, sur l'évolution de l'École de Saint-Joachim. Elles nous révéleraient peut-être des noms aujourd'hui inconnus, elles nous feraient comprendre et apprécier des œuvres que nous mésestimons peut-être à cause de leur anonymat.

Mais l'anonymat n'est pas la seule cause de l'indifférence que nous portons à notre patrimoine artistique. Il y a les mauvaises restaurations, le gâchis des repeints. Tels de nos tableaux anciens, XVIIe ou XVIIIe siècle, n'ont plus d'ancien que les cadres qui les bordent. La pellicule picturale a disparu sous les coups de brosse des restaurateurs et sous les couches répétées de vernis. Et les peintures ont parfois perdu leur cachet d'anciennenté et même les qualités robustes qui en faisaient toute la valeur et le charme.

C'est ce qui est arrivé à Sainte-Anne-de-Beaupré, comme d'ailleurs en maints endroits. L'ex-voto du marquis de Tracy, par exemple, n'est plus q'une plaisanterie de mauvais goût. Que le restaurateur ne s'est-il borné à repeindre le cadre...! Mais à Sainte-Anne, d'autres tableaux font oublier les inévitables lacunes que j'ai signalées. Tels le tableau de Mlle de Bécancourt et l'ex-voto dit le Héros du Roi, toiles charmantes dont l'intérêt historique s'ajoute à la valeur picturale; telles, surtout, les deux peintures du frère Luc, visions inoubliables qui, à elles seules, suffiraient à la gloire de nos primitifs.

Paris, mars-avril 1933.

 

 

web Robert DEROME

Gérard Morisset (1898-1970)