Gérard Morisset (1898-1970)

1935.05.24 : Historiographie - Jouve, Odoric-M.

  Textes mis en ligne le 24 mars 2003, par Kawthar GRAR, dans le cadre du cours HAR1830 Les arts en Nouvelle-France, au Québec et dans les Canadas avant 1867. Aucune vérification linguistique n'a été faite pour contrôler l'exactitude des transcriptions effectuées par l'équipe d'étudiants.

 

Historiographie - Jouve, Odoric-M. 1935.05.24

Bibliographie de Jacques Robert, n° :067

Le Canada, 24 mai 1935, p. 2.

Un chapitre de l'histoire des Récollets

A propos d'un ouvrage du P. Jouve

Le Père Odoric-M. Jouve, franciscain, plus connu sous le nom de Père Odoric, a quitté le Canada depuis plusieurs années. Il y a laissé le souvenir d'un homme charmant, très cultivé, plein de dévouement pour ses amis. Ce sont des qualités que j'ai été à même de priser à Paris. L'archiviste des Franciscains me faisait souvent l'honneur de venir prendre le café à mon petit appartement de la rue Jobbé-Duval. Sa conversation était étincelante, émaillée de bons mots et de saillies plaisantes, assaisonnée de fine ironie. L'entretien ne roulait pas longtemps sur des banalités; il glissait vite sur l'histoire de la Nouvelle-France, sur les gestes des premiers évangélisateurs du pays, les Récollets. Il évoluait avec une aisance merveilleuse à travers les événements et les dates, interprétait avec une extrême ingéniosité les faits obscurs et, loin de s'en tenir aux jugements acceptés, se permettait des explications originales.

Je retrouvais le Père Jouve tous les samedis au bureau des Archives canadiennes, à Paris. A la parlote hebdomadaire assistaient le directeur, M. Beauchesne, et ses collaborateurs, MM. de Cathelineau et de Roquebrune, Dugas et Beau; à ces spécialistes de l'histoire du Canada se joignaient M. le juge Leblant, M. René Gobillot et le Père Jouve. Ce dernier faisait quelques recherches dans les fiches de M. Beauchesne, puis il entrait dans la discussion - car on discutait avec ardeur au bureau des Archives - avec une telle solidité dans l'argumentation, une telle bonne humeur dans la répartie qu'il avait souvent les honneurs de la logique et les rieurs de son côté. Il était rare que je n'eusse quelques notes à prendre au cours de ces assemblées: le Père Jouve aussi.

Je le rencontrais encore à la Bibliothèque Nationale. Sa table de travail disparaissait sous de gros bouquins jaunes du XVIIe siècle, des notes griffonnées nerveusement sur des feuilles quadrillées, des monceaux de papiers de toutes dimensions. Comment se retrouvait-il dans ce beau désordre? C'était son secret…

***

Assurément, il se retrouvait. Témoin le livre qu'il vient de publier, précis comme un procès-verbal - au temps où l'on savait en écrire - savant et clair, rédigé avec l'unique souci de faire connaître des faits peu ou point connus, parfois oubliés.

Les Franciscains et le Canada. Aux Trois-Rivières, tel est le titre de cet ouvrage. Il fait partie d'un ensemble historique dont la première partie date de 1915 [Note 1. Les Franciscains et le Canada, Québec, 1919, in-8°, XVII-506, [illisible] gravures. - Dans ce premier volume, l'auteur a raconté l'histoire des Récollets depuis leur arrivée en Nouvelle-France (1615) jusqu'à la prise de Québec par les frères Kirke (1639).] et dont la suite - l'histoire des Récollets à partir de leur retour en Nouvelle-France en 1670 jusqu'à la mort du Frère Louis Bonani en 1848 - paraîtra plus tard, à mesure que l'auteur aura complété sa documentation.

C'est une œuvre d'immense érudition. Alors qu'il séjournait parmi nous, le Père Jouve a parcouru notre Province, scrutant les archives paroissiales, copiant des pages et des pages de registres, essayant de trouver, dans le trésor quasi inconnu de nos vieux papiers de fabriques, les éléments de l'histoire des Récollets. Tâche parfois attachante par les trouvailles qu'elle réserve au chercheur obstiné, mais pleine d'embûches aussi, féconde en déceptions, car nos paperasses paroissiales ne sont guère classées logiquement et ne possèdent pas d'index.

Il y a une autre cause de désenchantement: la disparition des archives des Récollets. On sait qu'en septembre 1916 le couvent et l'église de la Place d'Armes [Note 2. Le couvent des Récollets, reconstruit en 1671, fut acquis en 1693 par Mgr de Saint-Vallier qui y fonda l'Hôpital-Général. Les Récollets construisirent alors à la Haute-Ville - à l'endroit où est aujourd'hui le Palais de Justice, - un vaste couvent et une somptueuse église. C'est cette chapelle que le Père de Charlevoix admirait tant: "Les Pères Récollets ont une grande et belle église et qui leur ferait honneur à Versailles… Il faudrait en ôter quelques tableaux fort grossièrement peints: le frère Luc en a mis de sa façon qui n'ont pas besoin de ces ombres." Ce nouvel établissement, à demi ruiné en 1759, partiellement restauré quelques années après la Conquête, fut incendié en 1796.] furent détruits par le feu. En peu de temps, tout n'était plus qu'un monceau de ruines. On ne put guère sauver que le drapeau de Carillon (?) et le Mortuologue des Récollets, l'un et l'autre conservés à l'Université Laval. Ce fut un désastre irréparable et pour l'histoire des Récollets et pour l'histoire du Canada.

S'il manque bien des pièces nécessaires à la connaissance exacte des gestes de nos premiers missionnaires, tout de même, il en reste suffisamment pour apprécier sainement leurs travaux, leurs luttes quotidiennes et leur formidable labeur. Suivons donc pendant quelques instants le savant archiviste des Franciscains.

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Peu de temps après la fondation de Québec, les Récollets viennent à peine de débarquer en Nouvelle-France qu'ils songent à la conquête des grands enfants des bois. Certains d'entr'eux remontent le Saint-Laurent en compagnie de quelques Hurons. A trente lieues de Québec, ils aperçoivent un joli promontoire peuplé de pins, sis au confluent du grand fleuve et d'une large rivière; c'est un poste de traite qui ne tardera pas à prendre une importance considérable.

Dès 1615, un Récollet y dit la messe; l'année suivante, le Père d'Olbeau s'y arrête: en 1619, c'est le Père Guillaume Poulain. Quatre ans après, le frère Sagard - auteur du Grand voyage au pays des Hurons et d'une Histoire de la Nouvelle-France - fait halte aux Trois-Rivières. C'est, écrit-il, un "séjour fort agréable et charmant". Dans ce poste de traite, il y a déjà des sauvages convertis, il y a des Hurons qui veulent amener dans leur pays des missionnaires courageux. L'un d'eux porte un nom illustre: c'est le Père de la Roche-Daillon; il passe deux ans dans la région des grands lacs et, quand il en revient, il est "pâle, maigre et défait comme un homme à qui la nécessité avait enjoint force jeûnes".

L'année 1629 est une catastrophe pour les Récollets: après la capitulation de Québec, ils doivent passer en Angleterre, puis en France. Arrive le traité de Saint-Germain-en-Laye, les Récollets sont tenus à l'écart ou plutôt ils arrivent trop tard pour s'embarquer… Ils ne reviennent en Nouvelle-France qu'en 1670. Mais déjà, l'humble poste fondé par Laviolette en 1634 est une petite ville de deux cent cinquante âmes, avec une église en bois construite en 1664 par François Boivin, quelques maisons de pierre et une palissade.

De 1670 à 1682, les récollets Hilarion Guénin, Claude Moireau, Martial Limosin, Gabriel de la Ribourde et Sixte Le Tac se succèdent dans la mission des Trois-Rivières. Après un intervalle de onze ans, durant lequel des prêtres séculiers - Brusion et Maudoux - exercent leur ministère dans la paroisse récemment érigée (1678), les Récollets reprennent leur cure pour ne la quitter qu'en 1777.

De 1693 à 1703, le Frère Luc Filiastre fait construire le couvent des Récollets, considérablement remanié en 1742. En 1710, l'intendant Raudot pose la première pierre de l'église, magnifique vaisseau qui, agrandi en 1773, orné de pièces de mobilier dues au crayon du Père Augustin Quintal et au ciseau de Gilles Bolvin, décoré d'un tableau du Frère Luc et de peintures de Joseph Légaré, fut détruit par le feu le 22 juin 1908. D'autre artistes, du reste, ont attaché leur [sic] noms à cette belle église: Jean Jacquiers dit Leblond, des Trois-Rivières, et Noël Levasseur, de Québec.

Il ne peut être question de signaler, dans un simple article, les noms de tous les Récollets qui ont fait du ministère dans la cité trifluvienne. Ne citons que les principaux: le Père Joseph Denis (1709-1716) qui fit construire l'église paroissiale; le Père Augustin Quintal, Canadien de naissance, curé des Trois-Rivières à plusieurs reprises, architecte et peintre, homme d'une grande activité et d'un dévouement à toute épreuve; Isidore Marsolet, curé en des temps difficiles (de 1758 à 1762 et de 1772 à 1776); le Père Couturier (1767-1769) qui eut maille à partir avec Mgr Briand…

Le livre se termine par une revue rapide de l'activité des Récollets dans le "gouvernement" des Trois-Rivières.

***

Le livre du Père Jouve, ai-je dit, est un ouvrage d'érudition. L'auteur ne s'attarde pas à peindre avec lyrisme la vie des Récollets trifluviens. Il n'épuise pas son vocabulaire dans des tirades frémissantes édifiées à la gloire de nos valeureux ancêtres. Non. Il est de l'école des historiens-archivistes pour qui les faits et les dates prennent constamment le pas sur les commentaires et sont toujours appuyés sur des références exactes.

Cette conception de l'histoire est moins littéraire que scientifique, je le sais. Elle se prête difficilement aux phrases sonores, aux conclusions édifiantes ou, ce qui arrive souvent au Canada français, aux interprétations sentimentales. Elle peut même s'accompagner de quelque sécheresse, paraître aride aux amateurs d'histoire romancée, prendre une apparence de savant théorème… Mais elle rend tant de services aux chercheurs; elle contribue tant à maintenir l'amour-propre national à un niveau raisonnable: elle atténue tant de nobles engouements et de candides exagérations…!

Telle est la manière du Père Jouve: il expose froidement les faits; il discute quand il le faut, et sur un ton délibérément posé, les points litigieux, fermement mais sans passion; il suggère au lieu d'affirmer, il explique au lieu d'ergoter emphatiquement. Cela ne l'empêche pas de prendre parti, notamment dans l'affaire Gallifet. (Ce personnage, on le sait peut-être, portait quelque peu scandale en gardant chez soi une boniche qui remplissait auprès de son maître un rôle que le Père Joseph Denis jugeait trop tendre). Il prend quelques fois en défaut l'historien de l'Eglise du Canada, l'abbé Augustin Gosselin. Celui-ci, nous le savions déjà, s'est maintes fois trompé; sans doute travaillait-il trop vite ou se laissait-il emporter sur les ailes des épithètes… Passe pour des erreurs de détail, comme celle de la visite pastorale de Mgr de Pontbriand en 1742. Mais des affaires comme celle du Père Couturier (1767-1769) et celle du Père Marsolet (1772-1776) méritent d'être traitées à fond avec moins de goût pour la hiérarchie que de respect pour la vérité. C'est ce que le Père Jouve a parfaitement compris: ses mises au point sont claires, justes; elles ne laissent subsister aucune équivoque.

En somme, Les Franciscains et le Canada. Aux Trois-Rivières est ouvrage précieux, bien fait, bien écrit, d'une documentation riche et solide.

Il est en vente au couvent des Franciscains des Trois-Rivières.

 

 

 

web Robert DEROME

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