Gérard Morisset (1898-1970)

1935.06.18 : Peintre - Légaré, Joseph

 Textes mis en ligne le 24 février 2003, par Stéphanie MOREL, dans le cadre du cours HAR1830 Les arts en Nouvelle-France, au Québec et dans les Canadas avant 1867. Aucune vérification linguistique n'a été faite pour contrôler l'exactitude des transcriptions effectuées par l'équipe d'étudiants.

 

Peintre - Légaré Joseph 1935.06.18

Bibliographie de Jacques Robert, n° 069

Le Canada, 18 juin 1935, p. 2.

JOSEPH LÉGARÉ, copiste à l'Hôpital Général de Québec.

Ç'est en copiant les peintures de la collection Desjardins que Joseph Légaré a pu apprendre les rudiments de son art. L'église de Saint-Philippe aux Trois-Rivières, et celle de l'Ancienne-Lorette contiennent, on l'a vu [Note 1. Cf. Le Canada (Montréal). numéros du 12 et du 25 septembre 1934.], une quinzaine de grands tableaux que certains critiques ont pu prendre pour des compositions originales, mais qui ne sont que des copies des plus belles pièces de l'abbé Desjardins. Dans d'autres églises, à Saint-Roch-des-Aulnaies, par exemple, on voit de grandes peintures sombres, craquelées, au coloris éteint: ce sont des copies qu'a peintes Joseph Légaré pour se faire la main et s'imprégner de l'esprit classique.

Nulle part mieux qu'à l'Hôpital-Général de Québec est-il possible de constater la tenace application qu'apportait Légaré à reproduire les peintures dispersées en 1817. Il y a là dix toiles dont l'exécution s'échelonne sur un laps de dix-sept ans, soit de 1822 à 1839.

Au début, le dessin est encore lâche, la couleur vaseuse, la touche maladroite. Vers 1824, l'artiste, mieux outillé, brosse ses copies d'une main plus dégagée, avec des couleurs mieux fondues. Mais chez cet autodidacte, l'inégalité est la loi générale; de plus, il ne peut se renouveler qu'autant qu'il change de modèle. Il n'est donc pas étonnant que ses derniers tableaux soient d'une fadeur remarquable…

Dans l'hiver de 1824-1825, les Hospitalières de l'Hôpital Général restaurèrent entièrement leur église. "Pour compléter la décoration de notre antique chapelle, écrit l'Annaliste [Note 2. Cf. Mgr de Saint-Vallier et l'Hôpital Général, page 503, Québec, 1822.], la communauté fit l'acquisition de neuf tableaux peints par M. Joseph Légaré, artiste de Québec. Sept de ces tableaux furent placés dans l'église, savoir, du côté de l'épitre: Jésus en croix, la Piscine probatique, Saint Jérôme, l'Enfant Jésus au temple; du côté de l'évangile: Saint Pierre aux Liens, la Visitation, la Nativité de Notre-Seigneur; Saint-Antoine et Saint François-Xavier ont leur place au grand jubé."

L'un de ces tableaux n'existe plus: l'Enfant Jésus au temple. Il a disparu à une date qu'il est impossible de préciser. Étudions les autres toiles dans leur ordre chronologique.

La plus ancienne est le Christ en croix; elle est datée de 1822. Tout le monde connait l'original: faussement attribué à Antoine Van Dyck - c'était d'ailleurs l'avis de Théophile Hamel, de Fenouillet et de maints autres - il a orné jusqu'en 1922 l'un des gros piliers de la cathédrale de Québec. La peinture de l'Hôpital Général est l'une des nombreuses copies qu'exécuta Légaré du faux Van Dyck. La meilleure d'entre elles se trouve dans la chapelle de l'Hospice Sainte-Brigitte. Le copiste ne s'est pas contenté de reproduire la toile de la cathédrale; il a entouré le Christ de personnages empruntés à des compositions de Rubens.

Le Saint Pierre délivré de sa prison porte la date de 1823. C'est une assez bonne copie d'un tableau de Charles de La Fosse. L'original, provenant de la collection Desjardins comme la plupart des peintures qu'a copiées Joseph Légaré, fut détruit le premier janvier 1888, dans l'incendie de la chapelle du Séminaire. C'était une œuvre "magnifique de couleur", au dire de James M. Lemoine. C'était vrai, si l'on en juge par les copies de Légaré - car, à part celle de l'Hôpital Général, il en fit une autre pour l'église des Trois-Rivières; elle est aujourd'hui à Saint-Philippe.

La Piscine probatique est datée de 1824. C'est une fort bonne copie d'un tableau que je n'ai pu retrouver et qui appartenait sans doute à l'École vénitienne. Cela expliquerait la justesse du dessin la somptuosité du coloris et l'architecture des palais qui y sont représentés. Légaré n'a jamais fait mieux: il n'a jamais fait de figures si bien indiquées, ni d'atmosphère aussi transparente.

Telles sont, du reste, les qualités de quelques autres copies qui ornent la chapelle de l'Hôpital Général. La Grande sainte Famille de François 1er - copie d'une copie, par Jacques Stella [Note 3. La copie de Jacques Stella, provenant de la collection Desjardins, a péri dans la destruction de la cathédrale de Nicolet, en 1903.], de la composition très connue de Raphaël! - n'est pas trop mal peinte. Le copiste y a introduit des variantes dans le coloris et le paysage qui meuble l'angle supérieur de la toile. Cette peinture, mentionnée par James-M. Lemoine dans son Album du touriste, était connue sous un faux titre: Visitation.

Dans la Nativité du Christ, on reconnaît vite une copie du tableau qui ornait la cathédrale de Québec avant l'incendie du 22 décembre 1922. Ce tableau de l'ancienne cathédrale était assigné à l'un des Carrache - on avait oublié de préciser davantage. D'autre part, l'abbé Desjardins cadet, l'avait inventorié avec cette mention: "...bonne copie du Guide". Puis Ernest Myrand l'a reproduit dans les Noëls anciens de la Nouvelle-France, avec cette légende: "La Nativité de Notre-Seigneur par Ph. de Champagne (...)." Il m'a été donné de voir bien des toiles semblables: l'une, donnée par le chanoine Hazeur de l'Orme, est au Cap-de-la-Madeleine; une autre se trouve à Châlons-sur-Marne; une troisième... Ne poursuivons pas. L'original de la basilique de Québec était en réalité une copie, simplifiée d'ailleurs, d'une composition de Guido Reni. Il n'y avait pas de quoi crier au chef-d'œuvre...

Dans la tribune de la chapelle, deux petits tableaux portent la date de 1824.

L'un représente Saint Antoine l'Ermite - ou Saint Jérôme, au choix - agenouillé de profil à gauche, tenant une croix. Il est dans une grotte maçonnée selon les règles de l'art (...); devant lui, un livre et un crâne, symboles de l'étude et de la mortification.

L'autre est la Mort de Saint François-Xavier. Le saint est étendu de gauche à droite sous un mauvais abri de bois, les bras croisés sur la poitrine; à droite, des rochers et la mer sur laquelle voguent des navires; en haut, des angelets.

C'est un sujet qu'ont souvent traité nos artistes du début du XIXe siècle. Dulongpré en a fait une copie pour la sacristie de Notre-Dame de Montréal; Etienne-Joseph Bienvenu dit Lafrance [Note 4. Décédé à Québec le 27 décembre 1838 à l'âge de 81 ans. Il était libraire et relieur.] a reproduit la même scène, au lavis, pour les Ursulines, en 1800; à l'infirmerie de l'Hôpital Général, le même sujet se retrouve peint dans la même gamme de couleur et avec les mêmes maladresses de pinceau; on peut voir d'autres peintures semblables dans des églises de la région de Québec.

Enfin, il existe à l'Hôpital Général deux autres toiles de Joseph Légaré. Elles ont été acquises en 1839 d'un bourgeois de la basse ville, Pierre Pelletier, moyennant la somme de seize louis. Ce sont deux copies.

Dans l'Annonciation, la Vierge est agenouillée à gauche, vêtue d'un manteau bleu et d'une robe rouge. À droite, un grand ange portant une écharpe rouge viné tient un lis et annonce à Marie qu'elle sera la Mère de Dieu. En haut, une colombe et quatre têtes d'anges. La toile est signée et datée sur un listel: J. LÉGARÉ /1839.

L'autre peinture est la copie d'une copie. Il existe en effet, chez les Dames Ursulines de Québec, une composition représentant le Christ montrant son coeur à des religieuses. Ces religieuses on les a prises longtemps pour des Visitandines. Ce sont, au contraire, des Ursulines et la peinture illustre, paraît-il, une apparition du Christ à la vénérable Marie de l'Incarnation. L'original se trouve à Aix-en-Provence, dans un ancien couvent d'Ursulines occupé aujourd'hui par les Oblats. Le tableau d'Aix-en-Provence est une œuvre du XVIIIe siècle; la copie des dames Ursulines a été exécuté vers 1820; la copie de Légaré date de 1839. C'est une œuvre médiocre, comme l'Annonciation d'ailleurs.

Joseph Légaré est un de ces artistes qui ne doivent qu'à des circonstances imprévues de cultiver leur talent. Otons de sa vie la vente de la collection Desjardins, et il n'est plus qu'un bourgeois provincial que ses contemporains ne comprennent qu'à demi, tant il diffère d'eux par ses aspirations originales. C'est un esprit replié sur lui-même, généreux, large et curieux, épris de belles choses et de beaux sentiments, à la fois candide et fin. Dans sa physionomie, il y a du rêve concentré, beaucoup d'énergie, une jeunesse un tantinet désabusé.

Faut-il regretter qu'il se soit formé seul en copiant les plus belles pièces de sa collection? Il ne pouvait guère en être autrement. Il serait puéril, asurément, de se demander quel niveau l'artiste aurait atteint s'il eut étudié avec des maîtres compétents. Tel qu'il est, avec ses défauts notoires et ses qualités rares mais réelles, Légaré n'est pas un peintre indifférent; il nous a conservé l'ordonnance et le coloris approximatif de peintures qui ne sont plus...

 

 

web Robert DEROME

Gérard Morisset (1898-1970)