Gérard Morisset (1898-1970)

1936.10.07 : Peintre - Frère Luc (Claude François dit)

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 Textes mis en ligne le 16 janvier 2002 à la demande de Jean-Claude ROUSSIN, Collège Notre-Dame-Perrier à Châlons-en-Champagne, dans le cadre de ses recherches sur le Frère Luc. Aucune vérification linguistique n'a été faite pour contrôler l'exactitude des transcriptions effectuées par l'équipe d'étudiants.

  

Peintre - Frère Luc 1936.10.07 N° 082

Le Canada, 7octobre 1936, p. 2; 12 octobre 1936, p. 2.

Quelques peintures du Frère Luc à l'Hôtel-Dieu de Québec

- I -

Ceux qui ont visité l'intéressante exposition d'oeuvres d'art que les Hospitalières de l'Hôtel-Dieu de Québec ont institué au mois d'août 1934, se rappelent que le Frère Luc y était représenté par deux peintures: une Hospitalière soignant Notre Seigneur dans la personne d'un malade et le portrait de Jean Talon. S'ils avaient pénétré dans le cloître, ils y auraient vu d'autres ouvrages qui portent les caractères du peintre récollet.

Peintures méconnues comme tant d'autres de la même période! On sait peut-être, pour avoir lu ce détail dans l'ouvrage du père Chrétien Leclercq, que l'Hôtel-Dieu possède des peintures du Frère Luc; mais à part quelques curieux, quels sont les amateurs qui en soupçonnent l'existence? ou qui, les connaissant, ont pu les examiner à loisir? Qui a pu les étudier jusqu'aujourd'hui et en découvrir l'identité? Il n'est donc pas inutile d'en écrire quelques mots.

* * *

Les peintures du Frère Luc, que conserve l'Hôtel-Dieu de Québec, ont souffert des injures du temps et des hommes.

La première, le Christ tombant dans son sang après le supplice de la flagellation, n'est plus qu'une loque où l'on a cependant l'horrible vision d'un Christ ensanglanté, appuyé péniblement sur les mains et les genoux, la tête tendue vers le ciel, implorant le secours du Très-Haut; à droite un angelet essaie de le relever tout en tenant un bouclier ovale qui porte cette inscription: Considérez et voyez s'il y a semblable douleur à la mienne. Au premier plan, des fouets, des chaines et une mare de sang - n'oublions pas que le tableau a été peint pour l'Hôtel-Dieu du Précieux-sang - accentuent l'impression d'horreur, de réalisme farouche qui se dégage de la scène.

Peinture romantique, serais-je tenté d'écrire. Elle offre en effet un contraste frappant avec les productions françaises des environs de 1670. Alors que Charles Le Brun , Pierre Mignard et quelques-uns de leurs émules se livrent à un art froid, quasi inexpressif à force de perfection technique, alors qu'ils évitent souvent le réalisme comme un faute de goût et qu'ils cherchent à ennoblir les sujets par une sérénité toute olympienne, le Frère Luc, lui, transpose sur la toile ses méditations religieuses, ses rêves mystiques, ses visions pieuses, - ce qui est souvent un moyen sûr d'atteindre le réalisme le plus suggestif.

Il y a dans l'oeuvre du Frère Luc quelques toiles qui paraissent être le fruit de méditations exaspérées. Par exemple: quatre peintures - on ne les connaît présentement que par des gravures - qui représentent l'Ame bienheureuse, l'Ame damnée, la Mort et le purgatoire; sujets que l'artiste a rendus dans une note romantique digne de 1830. Dans la Montée au Calvaire de Notre-Dame-en-Vaux, à Châlons-sur-Marne, ou encore dans certaines têtes d'expression , le peintre récollet ne recule point devant certaines hardiesses d'observation. À ses yeux, le Christ portant sa croix n'est pas un éphèbe qui fait voir au spectateur émerveillé une parfaite anatomie de modèle d'atelier. C'est plutôt un pauvre homme tout sanglant, le corps couvert d'ecchymoses, l'épaule meurtrie par le bois rugueux de la croix, la face brouillée de boue, de poussière et de sang. Et pour rendre l'horreur d'un si pitoyable personnage, le peintre, dira-t-on, a pris ses modèles sur les places publiques de Paris où il y avait quotidiennement au XVIIe siècle des bandits flagellés ou attachés au poteau de torture...

Il y a présentement à l'Hôtel-Dieu deux Ecce Homo qui présentent ces caractères de réalisme farouche.

L'un est un Christ misérable, vêtu d'un manteau rouge viné, les yeux levés au ciel; il a la tête entourée dans une couronne de longues épines; et, des plaies de son front, le sang coule lentement le long de ses joues et dans sa barbe; son épaule gauche n'est qu'une plaie vive où le rouge du sang alterne avec les tons bleus de la chair tuméfiée; il tient un roseau; ses bras sont enchaînés.

L'autre Christ a, lui-aussi, la tête couronnée d'épines, l'épaule ensanglantée, la face poisseuse de boue et de sang. Et pour rendre encore plus saisissante l'image de ce Christ, le peintre a inscrit tout autour cette phrase macabre: "Pouvez-vous boire, mes Filles, ce calice de sang.?"

Le peintre récollet n'est pas le seul à avoir traité ce sujet au XVIIe siècle. Mais, encore une fois, ce qui n'est pour Mignard, Le Brun et tant d'autres l'occasion de peindre de belles images à l'usage des dévotes nobles ou bourgeoises, permet au Frère Luc de donner la mesure de ses méditations et de son observation. Les peintures que je signale ne sont pas des chefs-d'oeuvres de coloris ni d'ordonnance; elles frappent, cependant, par leur sincérité brutale.

Il existait des répliques des deux toiles de l'Hôtel-Dieu de Québec; l'une a servi de modèle à un artiste anonyme qui en a tiré une gravure agréable à voir mais d'un style affadi. [Note 3. Cette gravure se trouve a la Bibliothèque nationale , à Paris, (Cabinet des Estampes), Da. 49. On la confond souvent avec une toile quasi analogue de Pierre Mignard.]

Il en existe aussi des copies qui sont probablement l'oeuvre de certains peintres de l'École des Arts et métiers de Saint-Joachim. Les dénombrer prouverait une fois de plus l'influence assez grande que les ouvrages du Frère Luc ont exercée sur nos artistes du XVIIe siècle et du siècle suivant.

 

(A suivre)

 

Quelques peintures du Frère Luc à l'Hotel-Dieu de Québec

- II -

Je n'oserais affirmer qu'un Saint-Louis de Toulouse, conservé dans la sacristie de l'Hôtel-Dieu, soit de la main du Frère Luc; et pourtant c'est une oeuvre qui rappelle quelques-unes de ses meilleures têtes d'expression.

En revanche, voici deux peintures de la collection de l'Hôtel-Dieu - les deux dernières - qui sont sûrement l'oeuvre du peintre récollet.

L'une représente une Hospitalière soignant Notre-Seigneur dans la personne d'un malade . Elle est à gauche, vêtu du costume réglementaire des professes de l'Hôtel-Dieu, et panse un malade couché à droite et vêtu d'un long manteau rouge; ce malade n'est autre que Jésus, avec les plaies de ses mains, de ses pieds et de son côté; au premier plan, un guéridon sur lequel il y a une assiette, un verre d'eau et une jarre de grès; tout à fait à gauche, une fenêtre ouverte par laquelle on voit un massif d'arbres et les grèves de l'embouchure de la rivière Saint-Charles, telles qu'on les apercevait autrefois des fenêtres de l'Hôtel-Dieu.

L'artiste a-t-il voulu illustrer dans cette jolie scène un des faits miraculeux que la foi populaire attribuait à la Mère Marie-Catherine de Saint-Augustin? Le portrait de celle-ci, peint après sa mort le 8 mai 1668 par l'abbé Hugues Pommier, paraît être le modèle de l'Hospitalière qui regarde furtivement le malade qu'elle panse et croit reconnaître en lui Jésus à qui elle s'est donnée.

L'aisance de la composition, le charmant point de paysage québécois qu'on aperçoit par la fenêtre ouverte, la nature morte du premier plan et la naïveté des figures, la douceur du coloris communique à cette oeuvre une fraîcheur émouvante.

Insistons sur un détail: la qualité des tissus qui composent les vêtements de la religieuse. Je compare ces tissus à ceux de Philippe de Champaigne; on n'y perçoit la même justesse dans les tons, la même largeur dans le rendu, la même ampleur et la même noblesse dans le drapé. Il est juste d'ajouter que l'oeuvre du Frère Luc est loin d'être aussi bien conservée que les chefs-d'oeuvre de Philippe de Champaigne.

Il en est ainsi du portrait de Jean Talon . Cette peinture devait être très belle autrefois; elle devait avoir la somptuosité du portrait de Jean Poulet , que le Frère Luc peignit en 1672 pour le couvent de Sézanne. [Note 4. Ce portrait est conservé à l'Hospice de Sézanne (Marne), aménagé dans l'ancien couvent des Récollets. L'avocat Jean Poullet était un bienfaiteur des Récollets de Sézanne; il fut même leur syndic jusqu'à sa mort survenue en 1673.] Aujourd'hui, c'est une toile fort abîmée. Elle est entachée d'innombrables et de maladroits repeints; de plus, elle a été trop souvent vernie.

Le grand intendant paraît être âgé de quarante-cinq ans; [Note 5. Jean Talon, né à Château-sur-Marne en 1625, mourut à Paris le 24 novembre 1694. On sait qu'il fut Intendant de la Nouvelle-France à deux reprises: De 1665 à 1668 et de 1669 à 1672.] ce qui place l'exécution de son portrait aux environs de 1670, c'est-à-dire pendant le séjour du Frère Luc en Nouvelle-France. Il a la figure souriante, le regard spirituellement gouailleur, la moustache légèrement relevée à la mode des cadets; il porte une grande perruque brune, soyeuse, négligemment bouclée, mais il a subit comme un homme qu'ennuient les prescriptions de la mode: ses traits sont fortement accusés; le nez surtout, long, d'une attache solide; on discerne dans toute sa physionomie le caractère pénétrant et primesautier qui déborde presque à chaque page de la correspondance de l'illustre intendant.

Dans cette oeuvre peinte ad vivum , Talon n'a point cet air empesé et faussement distingué qu'on remarque dans le portrait publié naguère par M. Albert Ferland; c'est que le copiste s'est contenté de reproduire une gravure publiée par Shea dans son édition de l'Histoire de la Nouvelle-France de Charlevoix. Même Théophile Hamel a trahi quelque peu l'oeuvre du Frère Luc lorsqu'il a peint vers 1847 la copie qui se trouve au Musée de l'Université Laval...

Écrivons enfin quelques mots d'un ouvrage que j'attribuerais volontiers au Frère Luc, tant elle offre d'analogies avec d'autres peintures du Récollet. Il s'agit du portrait d'un Religieux à la figure pleine, ronde, forte en couleur, au regard serein et très doux, à la barbe soyeuse et abondante. Le Père Hugolin en a publié une photographie sous le nom du Père Joseph Denis, récollet ; [Note 6. Cf. Le Père Joseph Denis, récollet. Montréal, 1936, page frontispice.] il oubliait sans doute que les Récollets ne portaient pas la barbe et que, d'autre part, le costume du personnage représenté diffère sensiblement de celui que devait porter le Père Joseph Denis...

En cherchant bien dans l'oeuvre de Grégoire Huret, [Note 7. Graveur français de la première moitié du XVIIe siècle. L'oeuvre de Grégoire Huret se trouve au Cabinet des Estampes, sous la cote AA1.] on trouve un portrait gravé de figure et de costume identiques. Un seul détail diffère: dans la gravure d'Huret, le religieux tient dans ses mains une statuette de la Vierge, le coeur percé de sept glaives. Au bas, une inscription révèle l'identité du personnage: "Reverendus P. F. Anselmus a Sta Margareta, Ordinis Eremitorum Discalceatorum Sti Augustini... Obiit in Conventu Regio Parisiensi Exercens munus Procuratoris generalis... Cal. Aprilia 1653 Relig. 36." Il s'agit donc du Père Anselme de Sainte-Marguerite, de l'Ordre des Ermites déchaussés, procureur général de son Ordre, mort en avril 1653 au couvent royal de Paris. Le tableau est postérieur à la gravure. Ses qualités accusent une main habile; son coloris se rapproche de celui du Frère Luc.

* * *

Ces peintures - sauf peut-être le portrait du Père Anselme - datent vraisemblement des années, 1670-1672. Elles sont très abîmées, il est vrai; mais point irrémédiablement. Un nettoyage consciencieux leur rendrait mieux qu'une jeunesse illusoire: il leur redonnerait un peu de leur fraîcheur d'antan et contribuerait à leur bonne conservation.

Telles qu'elles sont, elles nous révèlent un peintre épris du réalisme, capable à l'occasion de se dégager de l'académisme romain. Elles font oublier certaines oeuvres trop sages par quoi le Frère Luc a passé longtemps pour "imitateur de Raphaël".

 

web Robert DEROME

Gérard Morisset (1898-1970)