Gérard Morisset (1898-1970)

1944.11 : Église - Berthierville

 Textes mis en ligne le 3 mars 2003, par Kawthar GRAR, dans le cadre du cours HAR1830 Les arts en Nouvelle-France, au Québec et dans les Canadas avant 1867. Aucune vérification linguistique n'a été faite pour contrôler l'exactitude des transcriptions effectuées par l'équipe d'étudiants.

 

Église - Berthierville 1944.11

Bibliographie de Jacques Robert, n° 258

L'Estudiant (Séminaire de Joliette), vol. 9, n° 2 (novembre-décembre 1944), p. 4-5.

Les Splendeurs de L'Eglise de Berthier-en-Haut

SA CONSTRUCTION

Dans notre architecture religieuse de la fin du XVIIIe siècle - après les tâtonnements inévitables des premiers bâtisseurs et l'affaiblissement progressif des préférences personnelles et des habitudes locales -, il se produit un phénomène de cristallisation presque analogue à l'institution, plus religieuse que civile, de la commune canadienne. Sous l'influence de quelques prêtres curieux d'architecture et d'art, surtout de l'abbé Pierre Conefroy, curé de Boucherville pendant un quart de siècle, l'Ordinaire de Québec adopte un plan unique, simple et d'exécution facile, susceptible d'ailleurs de nombreuses variantes: une grande nef, large et peu élevée, fermée d'une fausse-voûte en anse de panier, prolongée à l'orient par un sanctuaire généralement arrondi, et coupée en son deuxième tiers par les deux croisillons d'un transept aussi large que saillant, formant chapelles.

Telles sont les églises actuelles de Saint-Mathias (1784), de Vaudreuil (1787) et de Boucherville (1801), celles de Lacadie et de Saint-Roch-de-L'Achigan (vers 1803) de Saint-Augustin (Portneuf) (1805), de Lauzon (1830) et de Saint-Anselme (1846); et leur histoire nous apprend qu'elles ont été érigées d'après le plan parangon de l'abbé Conefroy et d'après le devis qu'il avait rédigé avec tant de soin et de précision que les entrepreneurs de l'époque ne pouvaient arguer du moindre oubli ni de la plus anodine ambiguité pour spéculer sur les extra.

Telles étaient, avant leur démolition, leur perte dans les flammes ou ce qu'on appelle poliment leur restauration, les églises de Saint-Martin (île Jésus) et de l'Assomption, de Sainte-Anne-des-Plaines et de Longueuil (1811), des Grondines (1837), de Contrecœur et de la Baie-du-Febvre (1816), et quelques autres dont on a perdu entièrement le souvenir.

Telle était encore la seconde et actuelle église de Berthier-en-Haut [Note 1. La première église a été construite entre 1722 et 1724; elle était située au sud de l'église d'aujourd'hui et contenait près de cinquante bancs. Elle devait ressembler beaucoup aux petites églises qui ont surgi un peu partout en Nouvelle-France, sous l'impulsion de monseigneur de Saint-Vallier, entre 1714 et 1727 - notamment celles du Cap-de-la-Madeleine, de Lachenaie, du Cap Santé, de Saint-Pierre (île d'Orléans)… Il n'en sera ici question qu'à l'éard [sic] des pièces du mobilier qui ont été construites pour elle et qui lui ont survécu.], après qu'on en eut terminé le gros œuvre, en 1787. Elle n'est point orientée vers l'est, il est vrai - et c'est à cette époque, l'un des rares accrocs à la prescripion [sic] canonique; mais elle réunissait bien alors les caractères de l'église campagnarde chère à monseigneur Briand: vaste nef de cinquante-quatre pieds de largeur et de quatre-vingt-dix pieds de longueur; sanctuaire long de trente-six pieds et presque aussi large que la nef; spacieux transept dont chaque croisillon avait dix-huit pieds de profondeur; et à la façade, un clocher à cheval sur le pignon. Qu'on place, sur la grande église des Becquets (construite elle aussi d'après le plan Conefroy), le clocher de Saint-Mathias, et l'on aura une idée assez juste de l'église de Berthier-en-Haut, telle qu'elle apparaissait aux paroissiens le 22 août 1787, lors de sa bénédiction par Mgr Jean-François Hubert.

Cette église, on y travaille déjà depuis cinq ans. La reddition de comptes de 1782 en fait foi.

Les années suivantes, les entrées sont moins considérables, sans doute parce que la fabrique n'est plus seule à payer les factures; car les syndics perçoivent dans la paroisse une somme de trente-trois mille livres qui, avec les dix mille francs fournis par les marguilliers, constituent une part seulement du coût total de l'édifice: il y faut ajouter l'extraction et le transport des matériaux, les dons particuliers et les corvées des paroissiens L. C. I. 1793.

Chose étonnante, le même curé qui a pris l'initiative de la nouvelle église, l'abbé Noël Pouget, ne semble pas satisfait de son œuvre; ou bien son goût - ou celui des marguilliers - change en voyant s'élever, à une vingtaine de milles de sa paroisse, les deux magnifiques clochers de Louiseville. En 1811, à la date du 24 novembre, les fabriciens adoptent la résolution de . Le maçon est un nommé Pelletier; le charpentier répond au nom de Latour. L'un et l'autre se mettent à la besogne sans retard et avec entrain, comme le laissent entendre les copieuses entrées de la reddition de comptes de 1812. L'année suivante, après avoir vendu la croix et le fer-blanc du vieux clocher, on commanda au sieur Huberdeau une croix et un coq, que Louis-Augustin Wolff recouvre de dorure en feuilles; Latour monte les deux clochers, dans l'un desquels on installe une cloche fraîchement débarquée de Londres. La transformation de la façade est à peu près complète.

Les travaux sont à peine terminés que surgissent les déboires. Dès 1818, les murailles des tours se lézardent de façon inquiétante. Le maçon Pierre Pominville propose un plan de réparation; les marguilliers restent hésitants; puis ils font appel à deux experts, Lafricain et Joseph Courcelles dit Chevalier; ils hésitent encore, et c'est finalement Edouard Cannon, maître-maçon de Québec, qui remet en place la maçonnerie croulante. En même temps, le sieur Pierre Champagne

Au début de l'année 1821, la façade de Berthier apparaît donc à peu près telle qu'on la voit aujourd'hui. Il n'en est plus ainsi quelques mois plus tard: deux ouvriers lui ajoutent un portique extérieur en bois sculpté et sablé (assez semblable de formes à celui qui orne la façade de l'église de Cap-Santé) - portique qui sera d'ailleurs remplacé en 1855-1856 par un autre, dû cette fois à l'industrie de Dominique Charron dit Ducharme. Ces deux ouvriers, qui ont attaché leurs noms à la sculpture de l'église, sont Amable Gauthier [Note 2. Né à Saint-Cuthbert en 1782, mort à Maskinongé en 1876.] de Saint-Barthélemy, et Alexis Millet [Note 3. Né à Yamachiche en 1793, mort en 1870.] d'Yamachiche. Ils agissent à Berthier non seulement comme sculpteurs, mais comme architectes. Voyons-les à l'œuvre.

Vers le milieu du XIXe siècle, il se produit à Berthier le même fait qu'en bien des paroisses canadiennes d'autrefois: l'église devient trop petite; on a beau construire une tribune spacieuse et multiplier les messes du dimanche, les paroissiens sont de plus en plus mal à l'aise dans leur église. Il devient urgent soit de diviser la paroisse - solution désagréable -, soit d'agrandir l'église. En 1843-1844, on se range à ce dernier parti, et on confie l'entreprise à Gauthier et Millet.

Le problème qu'ils ont à résoudre se pose de cette façon abattre les murailles de la nef et, pendant qu'on soutient temporairement toute la charpente au moyen de béquilles, reporter les murs à l'arasement des tours et des croisillons du transept (c'est l'opération que Victor Bourgeau fera subir en 1849 à l'ancienne église de Varennes et, quelques années plus tard, aux églises de l'Assomption et de Sainte-Rose). Les nouvelles murailles maçonnées et la couverture prolongée jusqu'aux nouveaux larmiers, on remplace les supports provisoires par des colonnes, on plafonne les bas-côtés, on fait les enduits et on procède aux raccords nécessaires. Construit-on tout aussitôt les tribunes latérales actuelles, nécessaires sans doute pour loger les fidèles, mais moins que gracieuses? On ne sait: les redditions de comptes n'en font point mention.

Quoi qu'il en soit, ce sont là les derniers grands travaux qui affectent, en son architecture, l'église de Berthier; le reste n'est que restauration. Qu'on en examine le portail, les façades latérales ou l'abside, on n'éprouve point cette impression d'unité qui se dégage de quelques-uns de nos monuments religieux d'autrefois - notamment les églises de la Sainte-Famille (île d'Orléans) et du Cap-Santé. Il est visible que son aspect lui vient d'entreprises successives et avant tout utilitaires. Mais l'unité n'est point la qualité pricipale d'un monument; il y a la sincérité de l'ordonnance, la franchise des moyens techniques, la variété des éléments, le style - et l'église de Berthier, pour peu qu'on en fasse l'analyse à la mesure de quelque édifice roman de Normandie, possède précisément ces qualités paysannes, engendrées par l'esprit de la corporation française. Ces qualités s'épanouissent magnifiquement dans lélan des clochers, dans leur construction rationnelle et simple, dans la pureté de leur galbe, dans le détail de leurs claires-voies et de leur mouluration. De tous nos clochers de l'époque 1780-1820, ce sont peut-être les plus spirituellement élancés, les plus majestueux, les plus beaux; aussi élégants que ceux de Lacadie et du Cap-Santé, de Saint-Roch-de-l'Achigan et de Lauzon; aussi parfaits dans le détail que dans l'ensemble.

SCULPTURE SUR BOIS

La disparition du premier livre de comptes des marguilliers nous priverait de tout renseignement sur l'ornementation de la première église, si le minutier de Maître Pillard ne comblait cette lacune. A la date du 28 février 1759, Pillard dépose en ses minutes un acte sous seing privé daté du 5 du même mois, ainsi libellé:

itte assemblée… en outre d'enrichir letache (l'étage) des piedestaux en bas relieves (bas-reliefs) convenable, et de deux statue St pierre St jean entre les colonnes couronnées chacune par deux anges qui ne sont pas encore sur le plant, le tout livrable dans l'étée de lannée prochaine 1760… promettant gratuitement un chandelier paschal par dessus le marchez - faist a berquest chez Mr Destaller les jour et ans susdit et doné en double du present à Mondit Sieur Destaller."

Si l'on s'en tient à la lettre de ce document, Bolvin s'engage à sculpter un retable à la romaine, des bas-reliefs, deux statues, deux anges et un chandelier pascal. L'expression retable à la romaine est sans doute un lapsus calami; le rédacteur veut dire un autel à la romaine, c'est-à-dire un maître-autel dont le tombeau est en forme de sarcophage Louis XV. Au reste, les entrées des comptes de 1768, relatives à la dorure de tout l'ouvrage, portent en toutes lettres: tabernacle, cadre (d'autel) et chandeliers. Et en examinant avec attention le maître-autel de Berthier, on y découvre sans peine - pour peu qu'on ait observé les tabernacles de Lachenaie et de Boucherville - de nombreux fragments qui accusent la manière de Bolvin: les admirables rinceaux des prédelles, le somptueux encadrement des niches, les deux reliquaires, les naïves statues représentant un Prêtre en surplis et une Sainte Femme au tombeau, le riche décor du tabernacle et l'ostensoir de la monstrance, enfin le tombeau d'autel en entier. Le reste n'est pas de Bolvin; car on sait, par une note de l'abbé Kerbério datée de 1768, qu'il n'a pu terminer son entreprise pour cause d'insolvabilité et que la fabrique a perdu, de ce fait, la somme de deux mille livres.

Telle qu'elle est, l'œuvre de Bolvin possède des traits décoratifs de premier ordre. La sculpture est tour à tour large et menue, onctueuse et vive; les éléments décoratifs sont vigoureusement dessinés, et emmêlés à la manière paysanne; certains détails, notamment dans le tombeau, plaisent à l'œil par leur fantaisie. Les six chandeliers, argentés qui complétaient cet ensemble sont aujourd'hui au Château Ramsay, à Montréal.

Pendant une trentaine d'années, les fabriciens ne commandent plus de sculpture. Et pour cause: construction de l'église, érection d'un nouveau presbytère, achat de vases d'argent, famine et misère des années 1788 et 1789… Ce n'est qu'en 1797 qu'on songe au mobilier de l'église.

La fabrique commande d'abord une chaire à prêcher et un cartouche. A quel artisan? Le rendant-compte néglige de le dire. L'année suivante, le nom d'un sculpteur apparaît dans les comptes: celui de François Filiau, qui façonne les cadres des tableaux que Louis Dulongpré vient de peindre; et c'est Louis-Augustin Wolff qui pose la dorure sur tous ces ouvrages.

En 1800, Louis Quévillon [Note 4. absente. Note 5. Né au Sault-au-Récollet en 1749, mort à Saint-Vincent-de-Paul en 1823.] entreprend la corniche du sanctuaire, qu'il termine l'année suivante. En 1802, il façonne un autel. En 1810, il s'engage à construire et à sculpter une chaire et un banc d'œuvre, moyennant la somme totale de quatorze cents livres. Il ne convient pas de s'attarder sur ces ouvrages de menuiserie et de sculpture que nous ne connaissons que par de sèches mentions des comptes paroissiaux et qui ont tous disparu, d'ailleurs soit au cours des années 1821-1856, soit en 1844 à la suite de l'agrandissement de l'église.

La luxuriante ornementation sculptée de l'église actuelle est, on l'a vu, l'œuvre conjointe d'Amable Gauthier et d'Alexis Millet; son exécution, commencée en 1821, s'échelonne sur une quinzaine d'années. Au début, les fabriciens entrevoient à peine l'ampleur de l'entreprise. On le constate à la lecture du premier contrat qu'ils signent avec les sculpteurs: il n'y est guère question que de la voûte et de la corniche , et la dépense doit s'élever à la somme considérable de dix-neuf mille francs.

Les sculpteurs sont tellement assidus à leur besogne et si habiles, ils s'appliquent à leur tâche avec tant d'intelligence et de zèle, que les paroissiens commencent à rêver à de vastes travaux qui transformeraient leur église en une sorte d'immense châsse ornée comme une dentelle et rutilante comme un palais oriental. Dans l'assemblée du 17 août 1823, ils en bonne et due forme les ouvrages de la voûte et de la corniche; puis ils se laissent tenter par les jolis plans de Gauthier. La délibération porte: si un baptistaire dans le goût de celui de Boucherville, le tout pour la somme de vingt six mille livres…" (On voit qu'après l'exécution de ces travaux, il ne devait rester à peu près rien des ouvrages de Quévillon.)

L'ensemble décoratif de Berthier - abstraction faite des imitations de marbre et la disparition de quelques meubles, comme la chaire et le banc d'œuvre - est la plus belle œuvre de Gauthier et Millet. L'ordonnance du sanctuaire ne manque pas d'une certaine grandeur avec son étage de pilastres cannelés et bagués, ses bas-reliefs en rinceaux, son portique central vraiment imposant, surtout sa voûte en étoile, ponctuée d'arcatures et de fins médaillons. Ce qui fait la richesse de cette sculpture purement ornementale, c'est son homogénéité, la constance de son échelle modulaire, sa perfection technique et ce que j'appellerais sa gentillesse - qu'on examine, par exemple, la composition et les détails du trône curial. Tout est légitime dans l'aspect de ces éléments fort connus sans doute, mais prestement assemblés et sculptés, dirait-on, à fleur de surface; tout est dessiné dans un esprit décoratif très sûr, avec des menues maladresses charmantes et une exubérance pleine de grâce.

TRADITON

Pour achever de faire connaître cette église campagnarde sans prétention, il faudrait écrire quelques commentaires sur les peintures qui en ornent les trumeaux et les vases d'argent qui, par leurs formes et leur éclat, rehaussent les cérémonies religieuses. Hélas! tous les tableaux ont été restaurés; et l'argenterie, autrefois nombreuse et très riche, ne comprend plus que quatre ou cinq pièces.

Le tableau le plus ancien, celui du maître-autel, est une Sainte Geneviève de l'Ecole française du XVIIIe siècle, dont il reste à peine le dessin: on l'a repeinte presque entièrement, avec une hardiesse d'autant plus grande qu'on travaillait sur l'œuvre d'un autre qui était mort…

Même chose pour les toiles que Louis Dulongpré [Note 6. Né à Saint-Denis, près Paris en 1754, mort à Saint-Hyacinthe en 1843.] a peintes en 1797. On n'y pouvait voir, assurément, des chefs-d'œuvre. Mais pourquoi ne pas leur avoir laissé leur caractère de vieilles choses honorables qui périssent lentement? En les fardant, on les a détruites plus sûrement que n'auraient pu le faire le froid et l'humidité…

Les pièces d'argenterie, si elles sont en petit nombre, sont intactes. Elles comprennent un petit calice de Roland Paradis d'un style Louis XIV très agréable; un autre calice de Michaël Arnoldi d'un style sagement fleuri; une piscine de Paul Lambert; une aiguière baptismale anonyme, acquise en 1830.

Mais qu'importe que les vases d'argent aient été en partie dispersés et les peintures, défigurées. Il reste, heureusement ! l'église, avec ses proportions robustes, son architecture simple et dénudée, ses flèches - les plus belles peut-être que nous possédions, et son abside mollement arrondie; il reste l'église avec la profusion de ses sculptures et la magnificence de sa voûte, avec ce caractère paysan d'autrefois, fait de réflexion profonde, de sensibilité et de bonhomie.

Comment se fait-il que nos ancêtres, hommes ignorants et sachant à peine signer leurs noms, aient édifié des monuments d'un tel style et d'une si forte personnalité. C'est qu'autrefois le savoir se puisait au fond de l'expérience; que l'apprentissage, avec sa rigueur et sa discipline, était de règle; et que les générations, en se jalousant le moins possible, savaient maintenir comme un héritage inaliénable et accroître comme un bien familial, les enseignements pratiques et l'expérience de leurs devanciers. Ce qu'on appelle, en somme, la tradition.

Tradition de l'esprit bien plus que tradition des formes. Façon de sentir bien plus que manière de faire. Elan vital sans fixité, mais logique et majestueusement lent.

L'église de Berthier est un exemple précieux de ce genre de tradition.

 

 

web Robert DEROME

Gérard Morisset (1898-1970)