Gérard Morisset (1898-1970)

1947.03 : Orfèvrerie - Évolution

 Textes mis en ligne le 12 mars 2003, par Marie-Andrée CHOQUET, dans le cadre du cours HAR1830 Les arts en Nouvelle-France, au Québec et dans les Canadas avant 1867. Aucune vérification linguistique n'a été faite pour contrôler l'exactitude des transcriptions effectuées par l'équipe d'étudiants.

 

Orfèvrerie - Évolution 1947/03

Bibliographie de Jacques Robert, n° 306

Technique, vol. 22, n° 3, mars 1947, p. 83-88.

L'ORFEVRERIE Canadienne

N E parlons pas d'orfèvrerie canadienne au XVIIe siècle. Sans doute est-il possible de citer quelques noms d'orfèvres isolés- comme Jean Villain et Antoine Olivier dit Le Picard - ou d'armuriers qui taquinent parfois l'orfèvrerie - comme Guillaume Beaudry et Jean-Baptiste Soulard. Mais c'est tout.

Si notre orfèvrerie retarde de plus d'un demi-siècle sur nos autres arts, c'est pour de valables raisons: d'une part, les orfèvres manquent pendant longtemps de matière première - et il coulera bien de l'eau sous les ponts avant qu'elle ne devienne abondante; d'autre part, les ouvrages d'argenterie, à cause de leurs dimensions modestes, sont pendant de longues années importés de France. Mais advienne, dans les premières années du XVIIIe siècle, l'étroite politique fiscale du gouvernement de Versailles et l'orfèvrerie canadienne naîtra, peut-on dire, de toutes pièces et, en peu d'années, parviendra à une perfection étonnante.

Les précurseurs

Ses chefs de file sont d'abord Michel Levasseur, orfèvre français qui, pendant le séjour qu'il fait à Québec de 1699 à 1710, forme deux apprentis, Pierre Gauvreau et Jacques Pagé dit Quercy; puis François Chambellan, le maître de Monmellian, de François-Marie Lefebvre et de Michel Cotton - ci-devant cordonnier; enfin, les orfèvres de la génération de Paul Lambert: Jean-François Landron, Jacques Gadois dit Mauger, Jean-Baptiste Maisonbasse, Samuel Payne, Roland Paradis, et d'autres artisans dont on ne connaît présentement que les initiales. Ainsi se forme dans le pays une école d'orfèvres qui prend, dès le deuxième tiers du XVIIIe siècle, les caractères d'une école provinciale de France; son style est une sorte de Louis XIV peu orné, un Louis XIV d'une grande plénitude de forme et d'une élégance toute française, un Louis XIV encore tout imprégné d'esprit roman.

L'humble vedette du groupe est Paul Lambert dit Saint-Paul, un Artésien transplanté à Québec en 1729, mort dans la même ville en 1749. Dans son œuvre, encore considérable en dépit des destructions et des refontes, on trouve de tout: vases et ustensiles de table, accessoires du vêtement, bougeoirs et gardes d'épée, calices et ciboires, lampes et chandeliers... Leur galbe est souvent original et leur technique, irréprochable; et dans le décor de ses vases, l'artisan témoigne de cette fantaisie paysanne qui, soutenue par la sensibilité manuelle, rend attachante la moindre trouvaille décorative.

Les orfèvres de la génération suivante, dont la carrière déborde plus ou moins sur le régime anglais, sont presque tous tributaires de l'aimable Saint-Paul. Tels sont Joseph Maillou, apprenti de Paul Lambert, Ignace-François Delezenne, que nous retrouverons tout à l'heure, Louis-Alexandre Picard, François de Lique, Joseph Schindler, Jacques Varin; ils ont laissé des ouvrages simples et charmants, façonnés avec goût.

 

Est-ce la rigueur des temps qui pousse quelques-uns de nos orfèvres à s'enfoncer dans les forêts de l'Ouest pour y trafiquer avec les Indiens? N'est-ce pas plutôt le goût de l'aventure ou l'appât de la fortune? Quoi qu'il en soit, le traité de Paris est à peine signe [sic] que Québec, jusque-là le centre normal de la production d'argenterie, cesse de l'être au bénéfice de postes de traite qui surgissent çà et là, on ne sait comment.

La carrière de l'un de nos artisans, Ignace-François Delezenne, nous donne une idée des changements capricieux qui se produisent dans les pérégrinations des chasseurs indiens. De 1747 à 1752, il habite Montréal où il travaille pour les bourgeois et le clergé - son bénitier de Caughnawaga est un modèle de science et de sensibilité; en 1752, il descend à Québec, probablement pour aller organiser le poste de la Baie-Saint-Paul; vers 1770, il fait de fréquents séjours aux Trois-Rivières, afin de profiter des relais qu'y établissent périodiquement les Indiens pour trafiquer leurs peaux de tout poil; une dizaine d'années plus tard, il hante les environs de Gentilly, où se trouvent par hasard des postes de traite; enfin, à sa mort, survenue en 1790, il est à la Baie-du-Febvre, autre comptoir des Abénaquis.

Et à mesure qu'on avance dans le XVIIIe siècle et dans les premières années du XIXe, maints orfèvres quittent Québec et Montréal pour aller rencontrer les Indiens à leurs comptoirs de fortune; et souvent les caprices de la chasse les amènent au loin, à Détroit ou à Michillimakinac, où ils sont certains de trouver de l'emploi auprès des . Ceux-ci ont d'ailleurs des artisans attitrés à Montréal même et dans les environs; les plus connus sont Dominique Rousseau et Giasson, Pierre Huguet et Cruickshank, Narcisse Roy et la veuve Schindler, les Bohle et les Grothe. On remarque dans leur œuvre un assez grand nombre de pièces d'argenterie de traite, presque toutes façonnées d'après les mêmes modèles, tout au moins dans le même goût.

Au service du culte

Mais l'argenterie de traite n'est qu'un épisode, fructueux sans doute mais simplement pittoresque, dans l'histoire de notre orfèvrerie. Celle-ci est, pour une grande part, commandée à l'usage de l'Eglise; et c'est pour rehausser la magnificence du culte que nos orfèvres façonnent leurs ouvrages les plus importants et les mieux fignolés.

Le plus illustre de nos orfèvres religieux est assurément François Ranvoyzé. Né à Québec en 1739, il commence sa carrière aux environs de 1770 et ne quitte son atelier de la rue Saint-Jean qu'à sa mort, en 1819. Ce qui caractérise Ranvoyzé, ce n'est pas le galbe, l'allure générale de ses ouvrages - car, dans le domaine des formes, il suit la tradition française et n'apporte que peu de nouveau - c'est l'extrême originalité de l'ornement et l'aimable fantaisie de la ciselure. L'ornement se présente sous forme de feuilles, de fleurs et de fruits, traités en frises; mais au lieu de se suivre en un ordre rigoureux, ces éléments décoratifs sont fortement rythmés en un dessin dyssymétrique, sorte de marche harmonique tour à tour majestueuse et familière. Quant à la ciselure, elle est délicieusement capricieuse, frappée à fleur d'argent par une main légère, toujours expressive. Tel apparaît l'art de Ranvoyzé dans les lampes de sanctuaire de l'Islet et de Charlesbourg, dans le calice de l'Ange-Gardien, le grand plateau du Palais épiscopal de Québec et dans un grand nombre de petits vases d'église qui doivent tout leur prix à leurs frises gaminement ciselées.

Tout autre est Laurent Amyot. En 1783 - il a dix-neuf ans - il s'en va faire son apprentissage à Paris; à son retour à Québec, en 1787, il met en œuvre la plupart des éléments du style Louis XVI, qu'il vient d'assimiler à Paris, et fait preuve d'une virtuosité manuelle remarquable. Une seule fois, il imite Ranvoyzé: un ciboire d'argent, conservé à l'église de Saint-Marc (Verchères), porte une fausse-coupe ornée d'une frise dyssymétrique ajourée. Dans le décor de ses vases d'église, Laurent Amyot utilise habituellement le feston de feuilles de laurier traité en relief, le godron plat largement profilé ou le petit godron renflé, ou bien la ciselure ferme et profonde. Son chef-d'œuvre est la lampe de Repentigny (1788), à laquelle s'apparentent le bénitier du Cap-Santé (1794), l'encensoir de Saint-Joachim et certains grands vases de table. Parfois, il renouvelle entièrement la forme de divers objets d'église: sous sa main, l'encensoir acquiert son profil quasi définitif et l'aiguière devient une minuscule et gentille théière.

L'art de Laurent Amyot est si parfait que ses successeurs n'osent y toucher, ou à peine, et l'imitent avec beaucoup de ferveur et d'intelligence. François Sasseville (1797-1864) achète la boutique de son maître en 1839; Pierre Lespérance (1819-1882) devient l'orfèvre religieux de Québec à la mort de son patron en 1864. Le plus digne d'intérêt de ces orfèvres est François Sasseville. Ses grands calices , comme celui de Lotbinière ou celui du Cap-Santé, ne sont pas seulement des ouvrages d'une technique solide; ils sont profilés avec grâce et composés avec un certain sens de la grandeur.

Autour de ces maîtres, gravitent des artisans secondaires, non au point de vue de la qualité de leurs œuvres, mais du nombre. Tels sont Joseph Lucas, qui laisse Québec en 1792, Jean Amyot, frère de Laurent, qui a martelé la belle lampe de Saint-Vallier (Bellechasse), François Delagrave, l'associé de James-Godfrey Hanna, Joseph Sasseville, frère de François, Paul Morin, apprenti de Laurent Amyot, Ambroise Lafrance, Poulin, Duquet... Leurs ouvrages méritent d'être mieux connus et longuement commentés, car on y trouve beaucoup d'aisance dans le style et de maîtrise dans l'exécution.

L'École de Montréal

L'École de Montréal ne prend guère son essor qu'au début du XIXesiècle. Comparée à celle de Québec, elle n'en a point la cohésion - probablement à cause du nombre des artisans étrangers qu'elle accueille sans pouvoir les assimiler aussitôt; elle semble n'en pas avoir la fécondité - certainement parce qu'une grande partie de sa production s'est éparpillée dans les postes de traite de l'Ouest. Mais elle présente beaucoup plus de variété que l'École de Québec.

Ses quatre maîtres - Pierre Huguet, Robert Cruickshank, Salomon Marion, Paul Morand - s'ils atteignent à peine à la maîtrise de François Ranvoyzé, n'en sont pas moins des artisans pleins de facilité manuelle et de savoir.

Pierre Huguet s'amuse parfois à pasticher certains ouvrages d'Amyot - notamment dans ses imitations en creux de festons de feuilles de laurier; mais il façonne habituellement des vases somptueux et bien équilibrés comme le vaste bénitier de Notre-Dame de Montréal (1809) ou la jolie lampe de l'Ile-Perrot.

L'art de Robert Cruickshank, à la fois nu, froid et hautain, est un dosage savoureux d'éléments britanniques et canadiens comme on peut le constater dans la lampe , de galbe fort distingué, de l'église de Saint-Martin (Ile-Jésus).

Le plus sensible de ces quatre orfèvres, Salomon Marion, s'inspire souvent de Ranvoyzé et d'Amyot qui ont laissé quelques ouvrages dans la région de Montréal; en témoignent l'argenterie religieuse de monseigneur Lartigue, façonnée en 1821 (au palais épiscopal de Montréal) et la magnifique lampe de l'église de Verchères (1818). Si Marion n'était pas mort prématurément en 1830, il aurait su, sans doute, transformer davantage ses emprunts et se forger un style bien à lui.

Paul Morand, mort en 1854, résume à lui seul les tendances diverses des trois précédents orfèvres; d'abord par son style composite, ensuite par les éléments décoratifs qu'il juxtapose au hasard de l'inspiration; sa technique, héritée d'Huguet et de Marion, reste savante et solide.

Ce sont là les plus connus des orfèvres montréalais du XIXe siècle. Mais combien d'autres exercent leur art dans cette ville alors peu peuplée, qui deviendra vite la métropole du pays. Il y a des maîtres, tels Christian Grothe, Michæl Arnoldi, David Bohle, qui sont le point de départ de dynasties d'orfèvres honorables. Il y a des artisans comme Nathan Starnes, Cheney, Dwight, les frères Blache, George Savage, Joseph Tison, Joachim Dubreuil, qui confectionnent habituellement de l'argenterie domestique et, à l'occasion, de l'argenterie de traite. Il y a des orfèvres errants, comme Charles Duval, Etienne Plantade, Henri Polonceau qui voyagent dans les environs de Montréal à la recherche des postes de traite des fourrures, et façonnent parfois des vases d'église, tels les calices et ciboires de Charles Duval à Verchères et à Vaudreuil, l'encensoir de Plantade à Boucherville, l'instrument de paix de Polonceau à Châteauguay.

Il y a des manœuvres comme Jean Ferquel, Jean-Baptiste Meyer et Shreiber, Foureur dit Champagne et Delisle, dont on ne sait que fort peu de chose. Il y a, enfin, des maîtres venus de l'étranger, tels Robert Hendery et John Leslie, qui assimilent vite le style d'église du Canada-français et deviennent, à la mort de Paul Morand, les fournisseurs attitrés des paroisses et des communautés de Montréal et de la région; le calice de Hendery à l'Hôtel-Dieu de Montréal et la lampe de sanctuaire de Nelson Walker à l'église de Beauharnois, sont deux exemples typiques de cette contribution étrangère.

Décadence avec l'industrie et renaissance avec Beaugrand

Au milieu du siècle dernier, le style de notre orfèvrerie religieuse se maintient tant bien que mal dans la tradition, bien qu'on y puisse voir des emprunts médiocres et des pratiques regrettables dans le métier, tels les ornements moulés et soudés (quand ils ne sont pas vissés) qui s'étalent précisément aux endroits où les orfèvres d'autrefois fignolaient à la main leurs plus beaux motifs décoratifs. Mais le style de notre orfèvrerie domestique - aussi bien celle de Québec que celle de Montréal - est fortement influencé par ce qu'un journaliste de la Minerve appelle . Ces nouveaux styles , nous ne les connaissons que trop: ce sont les pastiches extravagants et banals de tous les styles anciens que la grande industrie adopte et réalise pour une clientèle moyenne, facile et résignée. Les chefs-d'œuvre du genre sont, chez nous, ces surtouts de table de l'époque 1865-1890, monumentaux et prétentieux, encombrants, pleins d'ornements et de détails inutiles, façonnés d'une main savante, sans doute, mais tour à tour lourde et molle.

De même que l'esprit archéologique de cette époque dégrade notre architecture et la ravale au niveau de je ne sais quel jeu de vaine imitation, ainsi les mauvaises habitude [sic] de la grande industrie, en s'insinuant chez nos orfèvres, altèrent considérablement leur sens des formes et leur goût et rabaissent leur art à une sorte de contrefaçon des styles en vogue.

Désormais, notre orfèvrerie n'a plus d'histoire...

Mais après une somnolence de plus de trois quarts de siècle, voici que les traditions renaissent lentement, que le sens de la forme pleine et le goût du beau métier ressuscitent comme par miracle chez un jeune artisan, que des œuvres nouvelles et fortes font revivre une qualité d'esprit qu'on croyait éteinte depuis longtemps.

C'est la belle histoire de Gilles Beaugrand que je raconterai une autre fois.

Bas de vignettes:

FIG. 1. LAMBERT (Paul) - Gobelet en argent massif. Hôtel-Dieu de Québec. IOA PHOTO: Service de Ciné-Photographie

FIG. 2. PAGÉ (Jacques) - Ciboire en argent massif, façonné vers 1730 pour l'église de Bécancour. Eglise de Sainte-Gertrude (Nicolet). IOA PHOTO: Service de Ciné-Photographie

FIG. 3. PARADIS (Roland) - Ecuelle en argent massif. Coll. de M. Paul Gouin. IOA PHOTO: Service de Ciné-Photographie

FIG. 4. RANVOYZÉ (François) - Plateaux en argent massif. Eglise de Maskinongé. IOA PHOTO: Service de Ciné-Photographie

FIG. 5. AMYOT (Laurent) - Encensoir en argent, façonné en 1822. Eglise du Cap-Santé. IOA PHOTO: Service de Ciné-Photographie

FIG. 6. HUGUET (Pierre) - Bénitier en argent façonné en 1809 pour Notre-Dame de Montréal. Musée Notre-Dame, Montréal. IOA PHOTO: Service de Ciné-Photographie

FIG. 7. MARION (Salomon) - Madone en feuilles d'argent, façonnée en 1818. Eglise de Verchères. IOA PHOTO: Service de Ciné-Photographie

FIG. 8. SASSEVILLE (François) - Tasse en argent massif. Coll. de M. Louis Carrier. IOA PHOTO: Service de Ciné-Photographie

FIG. 9. MORAND (Paul) - Tasse en argent massif. Coll. de M. Louis Carrier. IOA PHOTO: Service de Ciné-Photographie

 

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Gérard Morisset (1898-1970)