Gérard Morisset (1898-1970)

1950.10.15 : Peinture - 19e siècle

 Textes mis en ligne le 15 mars 2003, par Stéphanie MOREL, dans le cadre du cours HAR1830 Les arts en Nouvelle-France, au Québec et dans les Canadas avant 1867. Aucune vérification linguistique n'a été faite pour contrôler l'exactitude des transcriptions effectuées par l'équipe d'étudiants.

 

Bibliographie de Jacques Robert, n° 169

La Patrie, 15 octobre 1950, p. 26-27 et 51.

LE DIX-NEUVIEME SIECLE ET NOUS

SI JE rassemble, en les simplifiant un peu, les réflexions qu'il m'arrive de faire sur l'histoire du XIXe siècle - notamment sur l'évolution de ses arts plastiques - je constate qu'il n'y a guère que deux attitudes d'esprit qui soient, je ne dis pas légitimes, mais habituelles à l'homme moyennement cultivé d'aujourd'hui.

OU BIEN il répète paresseusement, à la suite du fantasque Léon Daudet, l'expression dédaigneuse de "stupide dix-neuvième siècle", sans trop se soucier d'ailleurs de sa justesse ni de son objectivité. Ou bien, s'armant de courage - et il ignore dans quelle mesure il lui en faut - il essaie généreusement de se débrouiller dans l'énorme fouilli [illisible] de documents, de livres et de revues, d'estampes et d'images qui ne forment pourtant qu'une partie infime des sources de ce sujet prodigieusement complexe et fécond.

LA PREMIERE attitude - ma foi! c'est celle de tout le monde - me paraît téméraire, même injuste. Il ne faut pas une grande somme de réflexion pour s'apercevoir que le siècle de Delacroix, de Hugo et de Beaudelaire, de Corot, de Stendhal et de Rimbaud n'a pas été plus stupide que bien d'autres; en tout cas, il en est de moins actifs et de moins brillants. En réalité, le dernier siècle a eu à résoudre des problèmes politiques et sociaux non plus localisés comme autrefois sur une aire restreinte ou dans un milieu parfaitement exploré, mais des problèmes véritablement universels, en ce sens qu'ils ont affecté à la fois toute la planète et un grand nombre de pays en particulier, donc des problèmes à plusieurs inconnues. Et s'il a particulièrement échoué dans la solution d'un certain nombre de problèmes qui lui ont été soumis, il est infiniment probable que bien d'autres siècles, apparemment plus intelligents et plus sains, y eussent laissé les trois quarts et demi de leurs plumes.

LA SECONDE attitude part assurément d'un bon naturel et mérite tous les éloges. Mais elle constitue presque un défi au sens commun. Pour la soutenir avec quelque chance de succès, il faudrait être à la fois érudit et phisolophe, essayiste et historien, humaniste et savant; il faudrait être aussi grand poète que bon mathématicien; il faudrait avoir tout vu, tout lu, tout compris; surtout il faudrait être si détaché des contingences terrestres que l'essence des choses apparaîtrait aussi limpide que le théorème le plus évident. Bien des esprits, des plus brillants et des plus laborieux, s'y sont appliqués; tels le subtil Renan et le méthodique Taine, bien d'autres y ont rêvé à leurs moments de lucidité historique. Mais je ne vois guère que Paul Valéry qui ait eu une vision des choses si large et si aigue qu'il a "pensé" le XIXe siècle, non comme un enchevêtrement monstrueux et inextricable de faits plus ou moins importants et vérifiables, mais comme une tranche de temps régie non plus par des faits isolés dont chacun peut contrôler les détails, mais par des masses compactes de faits qui se meuvent lentement et qu'il faut bien appeler, faute d'autre terme, des "événements-clefs".

CETTE formule d'événements-clefs, je ne crois pas qu'elle se trouve dans l'œuvre de Valéry. Mais de quelques-uns de ses essais qui touchent à l'histoire se dégage l'esquisse d'une méthode que j'estime trop géniale et trop féconde pour ne pas l'utiliser dans le cours de cette chronique. Essayons donc d'y voir clair dans le chaotique et paradoxal dix-neuvième siècle; du même coup, nous trouverons, non les causes précises, mais les prétextes de l'agaçante boutade de Léon Daudet.

LES événements-clefs du XIXe siècle ont leurs racines profondes dans le siècle précédent. Ils proviennent de trois crises différentes, aussi nettement perceptibles les unes que les autres. La première est une crise de la sensibilité. Elle apparaît quelques années après la mort de Louis XIV, soit au début du XVIIIe siècle. Au bout d'une période d'incubation plus ou moins active, elle émerge du brasier; elle s'étend, elle grandit, elle explose dans l'œuvre de Jean-Jacques Rousseau, elle remue les intellectuels, elle prépare les âmes au romantisme - cet exutoire des sentiments longtemps refoulés.

LA DEUXIEME est une crise de l'esprit. Après l'uniformisation en somme bienfaisante du classicisme, c'est la menace de la stagnation intellectuelle et du conformisme, menace qui provient et d'une discipline qui a perdu de son ressort moral et de l'approche du bouleversement de la société.

LA TROISIEME est une crise de la discipline intellectuelle. Devant le piétinement des sciences qui sévit depuis un certain nombre d'années, l'homme du XVIIIe siècle réagit sainement dans le sens de la rigueur et de la précision - dans le sens mathématique.

CES trois crises, s'il est parfaitement possible de les dissocier, n'en sont pas moins convergentes. Elles entraînent l'humanité vers la crise contemporaine - triple crise de la sensibilité, de la liberté et de la raison. Le reste n'est que corollaire.

LA CRISE de la sensibilité, en d'autres termes le romantisme, affecte profondément les arts, et chacun des arts en particulier. En littérature, l'émotion et l'expression prennent le pas sur la raison et l'équilibre de la pensée et du style. En peinture et en sculpture, un néo-classicisme d'occasion donne d'abord le change sur l'évolution brusque de la technique; mais l'époque 1830 ne laisse bientôt aucun doute sur la véritable nature; déjà le romantisme de Delacroix préfigure l'audace des peintres de la fin du siècle. En architecture, le sentiment s'abâtardit à la faveur de la résurrection des styles anciens, surtout le roman et le gothique; et c'est la marque singulière de l'architecture romantique de n'avoir rien créé et d'avoir accomodé à toutes les sauces les défroques du passé.

LA CRISE de l'esprit est intimement liée à la libération politique et matérielle des masses, à la suppression progressive des privilèges héréditaires et sociaux, à la singularisation des individus et des groupes; puis, conséquence logique de la loi des grands nombres, elle rebondit devant la menace de l'uniformisation générale. L'histoire universelle du XIXe siècle n'est qu'une longue théorie de catastrophes issues directement de cette crise. Tour à tour les peuples ont lutté et en faveur de leur singularité ethnique et contre l'uniformisation politique et sociale; et en même temps, les états s'appesantissaient sur les hommes, les pressuraient sans vergogne et leur enlevaient avec obstination leur liberté, morceau par morceau... Inutile, d'insister sur cette crise puisqu'elle nous a valu deux guerres et qu'elle menace en ce moment l'existence même de l'humanité.

MAIS les deux crises conjuguées de la sensibilité et de l'esprit n'eussent pas atteint au degré de violence qu'elles ont vite acquise, sans la troisième crise qui est en somme la crise de la technique. Pendant des siècles, la technique mesure ses lents progrès à l'ingéniosité individuelle et à la virtuosité de l'homme; avec le travail en équipe, surtout avec les astronomes de la Renaissance et du Grand Siècle, elle fait des progrès étonnants. Brusquement, au milieu du XVIIIe siècle, elle piétine sur place. Elle piétinerait peut-être encore si elle n'avait été soudain élevée très haut par deux sciences jusqu'alors plus ou moins négligées, la mathématique et la statistique. Je ne veux pas faire ici l'histoire des sciences au siècle dernier - au reste, je n'y possède aucune compétence. Mais je constate et veux marquer que, parti de ce jouet de société qu'était la gentille électricité au temps des Encyclopédistes, l'homme est parvenu, en moins de deux siècles, à percer des énigmes redoutables, notamment en physique et en biologie; qu'il est parvenu à expliquer, en moins de cinquante ans, des milliers de phénomènes incompréhensibles à nos ancêtres; que dans les expériences scientifiques, qui se font maintenant à l'usine aussi bien qu'au laboratoire, il utilise des mécaniques qui pèsent des centaines de tonnes; qu'enfin il dresse des équations mathématiques d'un symbolisme tellement vertigineux que Descartes et Newton en seraient abasourdis. La science et la technique, dont les progrès s'ajoutent les uns aux autres, n'ont plus rien de commun avec l'homme moyen, qui ne dispose d'aucune discipline particulière ni d'aucune aptitude pour agrandir son âme et améliorer sa réflexion.

C'EST dire que la technique moderne a transformé radicalement le monde. Non pas le monde spirituel et sentimental qui, chacun le sait, recommence aveuglement et avec patience la même expérience humaine. Mais le monde matériel, qui se développe et s'enrichit constamment par l'addition des découvertes et des créations des hommes. Cette dualité dans la transformation, Paul Valéry l'exprime par le binôme Tradition-Progrès - tradition spirituelle strictement mesurée à la capacité sentimentale et à l'inertie intellectuelle de l'homme moyen; progrès matériel constant et illimité, car toute découverte jaillit de principes antérieurs mieux connus et plus approfondis et, sitôt connue, elle est domestiquée, divulguée de par le monde, accouchée de toutes ses applications pratiques.

CETTE tragique dualité, Tradition-Progrès, a incité des cerveaux inquiets à se demander s'il ne convenait pas, dans l'intérêt supérieur de l'humanité, de suspendre temporairement l'utilisation des techniques modernes et les recherches des hommes de science et de laboratoire, afin de laisser aux humains essoufflés le temps de se rendre compte des aventures extraordinaires qui troublent la planète depuis plus d'un siècle; et cette suspension indéfinie permettrait aux homme de se familiariser avec des solutions, apparemment révolutionnaires, de problèmes extrêmement complexes et tout à fait nouveaux, dont nos ancêtres n'ont jamais eu l'idée. En d'autres termes, il s'agirait de freiner plus ou moins radicalement l'activité scientifique et industrielle de notre civilisation, afin que l'homme, suivant l'expression de Bergson, acquière un "supplément d'âme".

CE FREINAGE, chacun le constate aisément, est un mythe - à moins qu'il n'arrive à se produire naturellement, par un phénomène de régression dont il existe maints exemples dans l'histoire. Mais le seul fait d'y songer nous avertit qu'il y a rupture d'équilibre entre l'activité matérielle de l'homme et de son âme. D'une part, ce sont les spécialistes, ingénieux et hardis, qui avancent à pas de géant dans la voie singulièrement élargie de la science et de la technique. D'autre part, c'est la masse des hommes moyens, dont le développement intellectuel et la curiosité ne sont pas sensiblement plus élevés que chez les hommes d'avant l'ère industrielle, et dont la culture n'est pas du tout à la hauteur de la somme de connaissances diverses qu'ils possèdent. Entre cette poignée de spécialistes - un état-major très réduit au milieu d'une immense armée - et la masse des humains, il existe un fossé profond qui les sépare irrémédiablement; bien plus, il se développe, dans l'agitation contemporaine, un ferment d'incompréhension qui devient de plus en plus actif et dégradant.

LA LITTERATURE et les arts n'ont pas échappé à la tendance moderne de la spécialisation, pas plus d'ailleurs qu'à l'incompréhension. Dès le milieu du XIXe siècle, on pressent que l'évolution lente d'autrefois a fini son règne et que la course à l'originalité et la recherche de l'unique deviennent la règle de l'art et la condition du succès. La règle de l'art, on s'en doutait un peu. Mais la condition du succès? Voyons un peu ce qui s'est produit.

APRES les bouleversements de la Révolution française et de l'Empire, les nouveaux riches puis les grands bourgois saisissent les leviers de commande. Ils abandonnent l'artisanat pour la grande industrie; ils se tournent vers l'art parfaitement accessible des traditions éprouvées, telles qu'elles se présentent aux esprits indolents; et ils exploitent, uniquement dans un but de lucre, les manifestations des civilisations antérieures. "L'art sera républicain, ou ne sera pas ", a dit je ne sais plus quel ministre de la Troisième République. L'art devient donc républicain, massivement - comme il avait été monarchique et impérial; et la grande majorité des artistes, au lieu de se singulariser dans l'invention et dans la technique, comme à toutes les belles époques, ont modulé à l'infini sur les thèmes connus, usés, donc inféconds, qui n'avaient pour unique qualité que de pouvoir être absorbés par tout le monde.

L'UNIFORMISATION eût été parfaite sans les vigoureuses clameurs des dissidents et la clairvoyance de trop rares amateurs. C'est le groupe qu'on appelle parfois l'"église persécutée". Les uns et les autres luttent désespérément contre les tenants de la tradition officielle, c'est-à-dire contre ceux qui ne voient de salut que dans le prolongement rectiligne du passé et dans l'observation exclusive de la réalité; ils proclament, par la parole et par leurs œuvres, la primauté de l'imagination, le besoin d'une technique nouvelle, la liberté; à la suite de Baudelaire, ils éprouvent la nécessité de "faire autre chose" que les maîtres d'autrefois. Probablement sans le savoir, ils deviennent les spécialistes de l'art; ils groupent autour d'eux d'autres dissidents; ils inventent de nouveaux modes d'expression; ils atteignent la sensibilité humaine par des détours inconnus avant eux.

CE N'EST pas pendant leur vie que les dissidents ont eu gain de cause. Qu'on songe que Stendhal, Manet, Malarmé et Debussy n'ont été estimés et admis parmi les plus grands qu'après de nombreuses années d'incompréhension et d'oubli; qu'on songe que les plus illustres d'entre eux, Rimbaud, Gauguin, Van Gogh et Ravel, ne connaissent la gloire véritable que depuis une vingtaine d'années; qu'on songe surtout que toutes les conquêtes artistiques d'aujourd'hui viennent de quelques hommes qui se seraient peut-être contentés d'une petite gloire viagère, s'ils n'avaient été tyrannisés par leur génie, leur courage et leur sincérité.

ET à mesure que les Dissidents, obstinés même après leur mort, prennent possession de leurs niches respectives dans le Panthéon de l'art, les glorieux de l'époque 1880-1910 tombent inexorablement dans l'oubli; Cabanel n'est plus qu'un bref article de dictionnaire, alors que Gauguin s'élève d'un bond au premier rang des plus grands peintres; Ambroise Thomas est déjà entré dans le noir de l'oubli, alors que Fauré et Debussy conquièrent le monde; Sully-Prud'homme reste en tête-à-tête avec ses poèmes facilement assimilables, alors que les strophes de Verlaine et de Valéry chantent dans les mémoires comme une musique caressante; enfin, comme il l'avait prédit, Stendhal devient célèbre cinquante ans après sa mort.

* * *

ET NOUS? Au Canada, tout au moins dans la province de Québec, l'art de la seconde moitié du XIXe siècle est une doublure diversement nuancée de l'art officiel qui a sévi en France sous le Second Empire et la Troisième République. Avec des retards qui varient de ving à quarante ans, nos artisans et nos artistes s'appliquent, avec une certaine candeur et un talent indéniable, à refléter les formules et la manière des artistes français arrivés. Quelques-uns, notamment chez les peintres et les sculpteurs, réussissent assez bien dans cette besogne d'imitation, qui a parfois quelque chose de personnel. Certains portraits de Plamondon et de Théophile Hamel, de l'époque 1860, certains monuments commémoratifs de Philippe Hébert, tels poèmes de Crémazie et de Fréchette, telle composition d'Antoine [illisible] ou tel prélude de Jean-Baptiste Labelle ont l'allure de modulations originales - tout comme certaines pages de Berlioz et de Schumann paraissent nouvelles quand on oublie Hændel et Mozart.

LES autres artistes - je pense notamment à tous les ouvrier du bâtiment, de l'architecte au serrurier - se donnent inutilement beaucoup de mal pour suivre les modes européennes, même les engoûments les plus passagers et les plus injustifiables.

C'EST l'époque la plus vide de notre histoire de l'art. Aussi vide, assurément, qu'en France. Mais la France a eu ses dissidents dès le Second Empire alors que le premier dissident canadien paraît un demi-siècle plus tard et que ce n'est point au Canada qu'il manifeste son génie: James-Wilson Morrice n'est Canadien que parce qu'il est né à Montréal...

Bas de vignettes:

(1) PARIS - Musée du Louvre. Portrait du peintre Eugène Delacroix par lui-même, 1828. IOA

(2) PARIS - Musée du Louvre. Portrait du Père Lacordaire, dominicain, par Théodore Cassériau, 1840. IOA

(3) PARIS - Collection particulière. Portrait de Paul Gauguin par lui-même, dit portrait au Christ jaune. IOA

(4) QUEBEC - Musée de la Province. Les chutes de Saint-Ferréon, par le peintre québecois Joseph Légaré, vers 1835. IOA

(5) Québec - Musée de la Province. Siméon Alary, apprenti-peintre, sérénadant les marins de la "Capricieuse" en 1855, par Antoine Plamondon, 1866. IOA

(6) QUEBEC - Musée de la Province. Buste en plâtre patiné de Louis-Joseph Papineau, par Napoléon Bourassa, vers 1872. IOA

 

 

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Gérard Morisset (1898-1970)