Gérard Morisset (1898-1970)

1965.04  : Généalogie et petite histoire, L'École des Arts et Métiers de Saint-Joachim

 

 Textes mis en ligne le 24 février 2003, par Pascale TREMBLAY, dans le cadre du cours HAR1830 Les arts en Nouvelle-France, au Québec et dans les Canadas avant 1867. Aucune vérification linguistique n'a été faite pour contrôler l'exactitude des transcriptions effectuées par l'équipe d'étudiants.

 

Art - Enseignement - 17e siècle 1965.04

Bibliographie de Jacques Robert, n° 291

Société généalogique canadienne-française. Mémoires, vol.16, n° 2 (avril-mai-juin 1965), p. 67-73.

Généalogie et petite histoire

L'Ecole des Arts et Métiers de Saint-Joachim

La sculpture canadienne a pris naissance en l'année 1665, à l'arrivée à Québec de Jean Latour. Jusqu'à sa mort survenue en 1677 - il a perdu la vie dans l'incendie de sa maison -, il a travaillé pour l'église paroissiale, pour les communautés religieuses de la ville et, probablement, pour des bourgeois.

Chose curieuse, la plupart de nos sculptures du XVIIe siècle se présentent par groupes: Jean Latour et Jean Lemelin; Michel Fauchois et Samuel Genner; Denys Mallet et Jacques Leblond dit Latour. Si bien que l'un quelconque de ces noms évoque aussitôt une institution dont le nom est fort connu, mais dont l'histoire est assez obscure. Il s'agit de l'Ecole des Arts et Métiers de Saint-Joachim, parfois désignée sous le nom d'Ecole du Cap-Tourmente. Sans me flatter de projeter sur ce sujet une lumière bien vive, je voudrais en écrire quelques mots qui résument les nombreux documents qui se trouvent dans les archives du Séminaire de Québec et de certaines vieilles paroisses de la côte de Beaupré.

En l'année 1668, lit-on dans les manuels d'histoire du Canada, monseigneur François de Montmorency-Laval jette les bases du petit Séminaire de Québec. En même temps, lit-on dans certains ouvrages, il fonde à Saint-Joachim, dans la seigneurie dont il est propriétaire, une école d'arts et métiers. Autant la fondation du séminaire est parfaitement justifiée par les besoins de l'éducation en général et du clergé de l'immense diocèse de Québec, autant me paraît hasardeuse et précaire la fondation de Saint-Joachim.

Quoi qu'il en soit, la Nouvelle-France compte alors un peu plus de quatre mille habitants: ils sont dispersés sur une longue et mince bande de terre qui longe le Saint-Laurent, de Tadoussac à Montréal. Dans cette population, il y a sans doute de nombreux hommes de métier - des maîtres-maçons, des charpentiers et des menuisiers, des serruriers. Mais à peine sont-ils arrivés à Québec, ils ne suffisent bientôt plus à la tâche de loger les quelques centaines de colons qui, chaque année, débarquent dans le pays. Il importe donc de former, ici même, un certain nombre d'artisans qui auront, en quelque sorte, la charge de bâtir la Nouvelle-France.

Bâtir la Nouvelle-France, c'est le plus beau rêve de l'intendant Jean Talon, arrivé à Québec en 1665. Conformément aux instructions du gouvernement de Versailles, il cherche les moyens d'amener la colonie à peser le moins possible sur les finances royales, donc à se suffire à elle-même. De son côté, monseigneur de Laval est aux prises avec plusieurs problèmes ardus auxquels il cherche une solution prartique: organiser un diocèse presque sans bornes; construire des églises et les fournir des meubles les plus indispensables à l'exercice du culte - meubles de bon goût, si c'est possible; instruire la jeunesse, tout en assurant le recrutement régulier des hommes d'église et la formation intellectuelle de la classe dirigeante de la colonie. Il faut donc ou compter uniquement sur l'immigration française, ou bien créer de toutes pièces les organismes dont a besoin la Nouvelle-France pour se développer normalement.

En réalité, l'évêque et l'intendant adoptent partiellement ces deux solutions. Le premier, on l'a vu, fonde le petit séminaire en 1668; le second émet l'idée féconde d'une école d'arts et métiers. L'un et l'autre conjuguent leurs efforts pour transformer le domaine de Saint-Joachim non en une école proprement dite, mais en une institution qui relève de ce qu'on appelait autrefois une maîtrise d'art. Dans une institution de ce genre, mi-civile, mi-religieuse, les arts et métiers - comme la sculpture et la menuiserie, la charpenterie et la peinture, la ferblanterie et la cordonnerie, l'ébénisterie, la reliure et la ferronnerie, même l'agriculture sous toutes ses formes -, les arts et métiers, dis-je, voisinent avec la théologie et l'éloquence, le grec et le latin, le dessin et les mathématiques.

Formule pleine de sens social et de sens pratique, d'intelligence et d'humanité; formule large et souple, qui permet l'éclosion des talents, refrène la vanité individuelle et supprime la stérile hiérarchie des arts et métiers. Un élève a-t-il l'air fourvoyé dans les déclinaisons latines, on le dirige discrètement vers le labour ou vers l'établi où il sera véritablement à son aise; un jeune garçon possède-i-il des dispositions pour l'ébénisterie, on le sèvre de théologie et on lui donne à faire des meubles domestiques ou d'église, l'orientant ainsi vers les vagues aspirations de son caractère. Cependant les uns et les autres travaillent en commun à des besognes diverses. Suivant l'expression populaire, ils mettent la main à la pâte; il se salissent les doigts; ils sont véritablement des "mitoyens", selon la plaisante expression des règlements de Saint-Joachim - c'est-à-dire des garçons à tout faire.

Dans une maison comme celle-là, il se passe même cette chose excellente, que nous avons désapprise: un séminariste qui a réellement la vocation religieuse ne se croit pas déshonoré parce qu'il manie le rabot, qu'il façonne ses propres godasses ou qu'il forge la clef de sa chambre; au contraire, il y trouve un certain profit et un moyen naturel de dépenser salutairement son habituelle réserve d'agitation physique.

L'école s'organise vers l'année 1675, après l'arrivée à Québec d'un groupe d'artisans. Ce sont les sculpteurs Samuel Genner et Michel Fauchois, et le peintre Cardenat. Treize ans après, c'est le maître-maçon Claude Baillif et ce sont les sculpteurs Denys Mallet et Jacques Leblond dit Latour. Mais ne nous laissons pas prendre à ces petits faits, non plus qu'aux commentaires plus ou moins enthousiastes qu'ils ont inspirés. A vrai dire, pendant longtemps l'Ecole des Arts et Métiers de Saint-Joachim ne vole que d'une aile. L'évêque et l'intendant n'ont pas pris garde que le recrutement de l'école sera toujours entravé par la pratique de l'apprentissage chez les maîtres-artisans de nos villes: de plus, ils n'ont pas probablement songé que Saint-Joachim, situé à trente milles de Québec, est difficilement accessible au gros de la population et quasi isolé de la ville pendant quatre mois de l'année. Ces deux faits auront une telle influence sur l'institution qu'elle péréclitera au bout de quelques années et disparaîtra sans gloire.

Aussitôt qu'il arrive à Québec en 1684, monseigneur de Saint-Vallier, deuxième évêque de Québec, rêve d'insuffler une vie nouvelle à la fondation de son prédécesseur. De concert avec le marquis de Denonville, il veut en faire une école d'arts et manufactures. On commence la construction d'un vaste édifice, on favorise le recrutement des élèves. La guerre de 1690 freine l'activité du gouverneur et de l'évêque. Presque en même temps, l'école acceuille deux personnalités d'envergure: Denys Mallet et Jacques Leblond dit Latour: les élèves se font plus nombreux: les entreprises se multiplient.

Les plus belles années de l'école, et aussi les plus fécondes, se placent à la fin du XVIIe siècle. Son directeur est alors l'abbé Jean Soumande, homme généreux et méthodique qui sait attirer les élèves et leur donner de l'émulation par la fondation de nombreuses bourses d'étude; son directeur artistique, si je puis dire, est ce jeune Bordelais de qui j'ai déjà parlé, Jacques Leblond dit Latour; son professeur de sculpture est le Normand Denys Mallet, homme turbulent et malcommode, mais artisan ingénieux et habile; ses autres professeurs sont des architectes ou des bâtisseurs de Québec, comme Claude Baillif et François de La Joue, qui emploient leurs élèves de Saint-Joachim dans l'exécution de leurs entreprises personnelles.

Ses plus belles œuvres datent des années 1695-1705. C'est d'abord l'ornementation sculptée et peinte de la chapelle du Séminaire de Québec; elle a été malheureusement détruite dans l'incendie de l'année 1701; mais nous en connaissons l'ordonnance par La Poterie: "La sculpture, que l'on estime 10,000 écus, en est très belle; elle a été faite par les Séminaristes qui n'ont rien épargné pour mettre l'ouvrage dans sa perfection. Le maître-autel est un ouvrage d'architecture à la corinthienne; les murailles sont revêtues de lambris et de sculptures dans lesquels sont plusieurs grands tableaux. Les ornements qui les accompagnent se vont terminer sous la corniche de la voûte qui est à pans, sous lesquels sont des compartiments en losanges, accompagnés d'ornements en sculptures, peints et dorés."

C'est ensuite l'ornementation sculptée des trois églises de la côte de Beaupré, L'Ange-Gardien, le Château-Richer et Sainte-Anne-de-Beaupré. On l'apprend à la lecture d'un manuscrit du XVIIIe siècle, qui se trouve dans les archives du Séminaire de Québec et qui a pour titre TRANSCRIPTA; son auteur, l'abbé Bédard, a probablement consulté les archives paroissiales de ces trois paroisses; mais comme ses notes datent de la fin du XVIIIe siècle, elles ne concordent pas tout à fait avec les constations modernes; cependant elles nous aident à comprendre certaines entrées des livres de comptes des paroisses de la côte de Beaupré.

Si le retable de l'ancienne église du Château-Richer a disparu sans laisser de trace, il n'en est pas ainsi des retables de l'Ange-Gardien et de Sainte-Anne. Le retable de l'Ange-Gardien a beaucoup souffert du temps et des hommes; c'est dire qu'il a perdu de son lustre, même de son ordonnance. Vers l'année 1800, c'était un retable à la récollette. Entendez une sorte d'arc de triomphe à la mode romaine; un ordre d'architecture corinthienne à six colonnes supportant un entablement et un attique - Un arc de triomphe, dites-vous?

Reportez-vous à des images bien connues; par exemple, l'arc du Carroussel, à Paris: au centre, une grande baie cintrée, porte cochère par laquelle passent les cortèges des vainqueurs; de chaque côté, des portes moins grandes, destinées aux piétons; les baies latérales sont habituellement surmontées de niches ou d'écritures gravées dans la pierre; tout cela encadré dans ce qu'on appelle un "ordre d'architecture", colonnes, entablement et attique. Voilà les éléments du retable à la récollette: la grande baie centrale, c'est le tableau et le maître-autel; les baies latérales, sont les portes qui conduisent à la sacristie; au-dessus de ces portes, des niches peuplées de statues en bois; comme encadrement, six colonnes richement ornées et couronnées d'une architrave, d'une frise et d'une corniche; tout à fait là-haut, une gloire flanquée d'urnes et de statues.

A l'Ange-Gardien, tous ces éléments existaient encore jusqu'à ces toutes dernières années: mais vers l'année 1801, on les a dissociés: avec les éléments du retable du sanctuaire, on a fait trois retables. Ainsi a-t-on détruit l'harmonie de la composition que Jacques Leblond dit Latour avait imaginée vers 1700 et qu'il avait exécutée avec l'aide de ses élèves de Saint-Joachim. Les seuls éléments qui soient à peu près intacts sont les niches et leur encadrement de têtes ailées et de treillis. Les têtes ailées et les treillis sont éminemment décoratifs: mais les statues des niches - Saint-Michel et l'Ange-Gardien - sont d'un art paysan très vigoureux; à les examiner de près, on sent bien que Jacques Leblond a délibérément ignoré l'italianisme de l'école française officielle de son temps: on constate même qu'il a tourné le dos résolument à l'école de Michel-Ange - en quoi, du reste, il a eu raison.

Le tabernacle de l'Ange-Gardien est beaucoup mieux conservé que le retable. C'est l'un des plus anciens qui existent au pays. C'est aussi l'un des plus délicatement sculptés. Dans l'Histoire de la paroisse de l'Ange-Gardien, l'abbé Casgrain ne se prive pas d'écrire que "c'est un très beau morceau de sculpture": il ajoute: "Il faisait l'admiration du cardinal Taschereau qui ne manquait jamais d'aller l'examiner lors de chacune de ses visites pastorales à l'Ange-Gardien. Pendant la récréation du soir, il disait à feu Messire Marquis, alors curé de la paroisse et qui nous l'a souvent raconté: "Allons à l'église, je veux revoir votre tabernacle, c'est un des plus beaux de mon diocèse. Il faut le conserver à tout prix, on ne fait plus de pareils ouvrages aujourd'hui".

Le retable de l'ancienne église de Sainte-Anne-de-Beaupré a été entrepris vers l'année 1703 par Jacques Leblond dit Latour et ses élèves de Saint-Joachim; c'est Charles Vézina, le disciple le mieux connu de Leblond, qui l'a parachevé de 1706 à 1710. On en possède une bonne photographie exécutée en 1868 et prise de la tribune de l'orgue. Les principaux éléments de ce retable étaient à peu près les mêmes qu'à l'église de l'Ange-Gardien: c'était une sorte d'arc de triomphe à l'antique, dont la baie centrale était nettement accusée; les niches l'étaient également, mais la frise était toute menue et le tableau était reporté au sommet de l'ensemble; c'était l'ex-voto du marquis de Tracy. L'ensemble ne possédait pas cette solennité dans l'ordonnance et cette somptuosité dans les ornements qui faisaient du retable de l'Ange-Gardien un ouvrage de la plus belle époque du style Louis XIV. A Ste-Anne, il ne reste actuellement que les quatre colonnes corinthiennes ornées de festons de fleurs, la corniche, les deux statues des niches latérales et le tabernacle: ces fragments ornent depuis 1880 la chapelle commémorative, érigée avec les matériaux de l'ancienne église.

Il existe probablement bien d'autres œuvres qui sont sorties de l'Ecole des Arts et Métiers de Saint-Joachim. Mais alors que certains érudits n'hésitent point à lui attribuer tous nos ex-voto d'autrefois et toutes les statues archaïques qui paraissent avoir de l'âge, les documents authentiques sont beaucoup moins explicites qu'on ne le croit. A part les ouvrages que je viens de signaler, et au sujet desquels il n'y a pas lieu de soulever des points d'interrogation, il n'y a qu'une seule œuvre qui puisse être attribuée avec certitude à l'un des élèves de cette école. C'est la belle statue de Notre-Dame de Foy, dorée, que l'abbé Gabriel le Prévost a exécutée en 1716 pour la paroisse dont il a été curé, Sainte-Foy: par la sérénité de son expression et le sérieux de sa technique, cette Madone marque le degré de perfection qu'a su atteindre l'un des élèves de Saint-Joachim.

Quant aux ouvrages de Charles Vézina, le successeur de Jacques Leblond, je me réserve d'y revenir dans une prochaine chronique.

Enfin, sans doute fait-il voir des ouvrages de l'atelier de Saint-Joachim dans quelques ex-voto de Sainte-Anne de Beaupré et d'ailleurs, et dans un certain nombre de statuettes en bois dont l'origine et l'histoire sont mal connues. Dans l'état actuel de nos connaissances, il vaut mieux n'en rien écrire. Mais qu'il faille attribuer à l'Ecole de Saint-Joachim les statuettes les plus vermoulues et les ex-voto les plus mal peints sous prétexte que ce sont travaux d'élèves, cela est dépourvu de sens commun. Au contraire. Les œuvres de Denys Mallet et de Jacques Leblond, de Charles Vézina et de l'abbé Le Prévost témoignent d'un métier très sûr, d'une inspiration honnête et d'un sens des formes qui atteint déjà la maîtrise.

Après la mort de son directeur l'abbé Jean Soumande - c'est-à-dire après 1715 -, l'Ecole des Arts et Métiers de Saint-Joachim ne bat plus que d'une aile. D'une part, elle est trop éloignée de la ville, trop à l'écart de la clientèle. D'autre part, elle ne peut plus recruter de bons élèves, car les artisans de la ville ont trop besoin d'apprentis.

Vers l'année 1730, le silence se fait autour d'elle. Ainsi la corporation ouverte a-t-elle fait disparaître, dès l'aurore de la prospérité publique, une institution populaire qui avait coûté tant de peines et d'argent aux autorités civiles et religieuses de la colonie.

Bas de vignettes:

[1]- Portrait de Jean Talon, arrivé au Canada en 1665. Peinture du Frère Luc, récollet, 1671, conservée à l'Hotel-Dieu de Québec. IOA.

[2]- Plan de la ville de Québec en septembre 1693.

[3]- Portrait de Claude François, dit Frère Luc, récollet, par lui-même, d'après une toile conservée dans l'église de Neuville-les-Lœuilly (Somme).

[4]- Le château et le fort Saint-Louis en 1653, d'après un dessin de Jean-Baptiste Franquelin. IOA.

[5]- Ancienne chapelle des Récollets, aujourd'hui chapelle de l'Hôpital Général de Québec. Tableau de l'Assomption par le Frère Luc, récollet, 1671, don de Jean Talon.

 

 

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Gérard Morisset (1898-1970)