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 En présence des anges
Art religieux et dévotions populaires

©Professeur Robert Derome
Département d'histoire de l'art, Université du Québec à Montréal.


Les gravures de saints et de bienheureux.

Au XIVe siècle la xylographie procure les premières images imprimées en France. Relayée par la gravure sur cuivre aux XVe et XVIe siècles, les centres de production se multiplient : Allemagne, Pays-Bas, Italie, Suisse, Espagne... On tire les oeuvres sur des feuilles de quatre figures destinées à être découpées.

À Paris, l'imagerie populaire se regroupe autour de l'église Saint-Eustache au début du XVIe siècle, se déplaçant vers la rue Saint-Jacques à la fin du siècle. De nombreuses planches, destinées à être découpées, comptent de deux à quarante sujets. Au XIXe siècle la production migrera autour de l'église Saint-Sulpice. Turgis ou Dopter y pratiquent la manière noire ou mezzo-tinto. L'édition québécoise de gravures religieuses débute à la fin du XVIIIe siècle pour atteindre une large diffusion dès la première moitié du XIXe siècle.

Selon leur Petit coutumier... de 1872 les religieuses pouvaient orner leur chambre de trois images, dont l'une consacrée à la Sainte-Famille. Le choix des deux autres était donc laissé à leur discrétion. C'est ce qui explique la très grande variété des thématiques conservées dans leurs collections.


Du XVIIe au XIXe siècle.


30. France, Grégoire Huret (1606-1670), Mère Madeleine de Saint-Joseph, vers 1646.

Gravure au burin et reliquaire. Image 19,0 x 13,3 cm. Signature en bas à gauche dans l'image « Greg. Huret S. ». Inscription gravée au bas de l'image « Vray Portrait de la V. Mere Madeleine de St Ioseph Religieuse / Carmelite deschaussée », sous l'image à l'encre sur un papier rapporté « Chair de notre vénérable Mère / Madeleine de St. Joseph », à l'endos à l'encre « Cette image a été donnée à notre Communauté par sa Grandeur Mgr Bourget Evèque [sic] de Montréal, avec un morceau de la chair de cette Vénérable Mère Madeleine de Saint Joseph, rendue vénérable par sa Sainteté Pie IX. L'authenticité de cette relique est renfermée entre l'image et le papier dessous. / le 24 mars 1862 ». Collection des RHSJM, 1984.x.691.

Mère Madeleine de Saint-Joseph, première prieure française du Carmel de Paris, contribue avec la duchesse d'Aiguillon à la fondation de deux communautés à Québec  : les ursulines et les hospitalières. Peu après sa mort en 1637, un culte est diffusé par l'entremise d'images et de reliques. Cette gravure, qui fut exécutée par Grégoire Huret vers 1646, figure en frontispice des nombreuses éditions de la vie de la Vénérable. Il s'inspira d'un tableau chez les carmélites françaises dont une copie est conservée au monastère des Augustines de l'Hôtel-Dieu de Québec.

Agenouillée au pied de l'autel, Mère Madeleine de Saint-Joseph adore le Saint-Sacrement au-dessus duquel paraît la colombe du Saint-Esprit dans un rayonnement lumineux. Les anges omniprésents soutiennent l'ostensoir et, perchés sur un nuage, survolent la Vénérable. Il semble que nous soyons en présence d'une épreuve originale, si on en juge par la qualité du métier et de l'impression. Toutefois, elle fut découpée et assemblée avec des matériaux récents. Un travail de restauration serait nécessaire, mais la présence des reliques oblige à un traitement particulier de la part des autorités religieuses. Ces travaux furent effectués en 1862 à l'occasion du don du reliquaire par Mgr Bourget. Celui-ci avait proposé aux carmélites de Paris d'établir une fondation à Montréal, ce qui fut réalisé en 1875 avec la collaboration des hospitalières.


31. France, Jean Patigny (actif 1660-1670), Catherine de Saint-Augustin, réimpression en 1755. Attribué à Mère Viger de Saint-Martin (1788-1832), montage du reliquaire.

Gravure au burin et reliquaire aux paperolles. 16,2 x 11,6 cm. Inscriptions dans le sens des aiguilles d'une montre à partir du haut au centre : « [Jésus] IN ME SPECULENTUR OMNIA / Ste Barbe / [Sainte Famille] IESUS MARIA IOSEPH / Ste Françoise / ST ANTON... DE PADVA CONFESSOR / St Séverin / [Éducation de la Vierge] / St Cyprien / ST FRANCIS DE PAULA / Ste Rose / [Vierge de l'Annonciation] ECCE ANCILLA DOMINI / St Anastase ». Inscription et signature sur une partie de la gravure originale qui a été découpée et collée à l'endos du cadre « La Mere Catherine de St. Augustin Religieuse Hospitaliere de Quebec en Canada, morte le 8 may 1668. a trente six ans. I. C. et la Ste. Vierge luy apparoissent. Deux anges la gouvernent, sa place luy est montrée au ciel, et luy est dit que la Croix luy servira d'echelle pour y monter. Les anges du Purgatoire implorent son Secours. Elle est victorieuse des Demons. Le P. I. de Brebeuf bruslé par [les Iroquois] en 1649 travaillant au salut des ames la dirige invisiblement. / Patigny In. et Fecit. ». Collection des RHSJM, 1985.x.132.

Admise au monastère des Hospitalières de Bayeux en France dès 1644, Catherine de Saint-Augustin arrive au Canada en 1648 pour résider à l'Hôtel-Dieu de Québec jusqu'à sa mort le 8 mai 1668. Elle est connue pour ses visions de l'enfer et l'apparition du père Jean de Brébeuf entre 1661 et 1667. Son invocation était réputée protéger des incendies et assurer une bonne mort. Les anges occupent une place importante dans la composition. À droite, saint Michel terrasse le démon. À gauche, un autre ange arbore la palme des martyrs également tenue par Jean de Brébeuf. Des têtes d'anges en espagnolette virevoltent dans les nuages. La Vierge et le Christ habitent les cieux sur un nuage.

Le programme iconographique mis en oeuvre par le graveur parisien Jean Patigny est une invention de Mgr Laval qui vouait une grande admiration à la religieuse. Il est possible que le Frère Luc ait collaboré à l'habile réalisation visuelle où s'enchaînent personnages, gestes et regards. La gravure fut placée en frontispice du livre que Paul Ragueneau publia en 1671 sur la vie de la Mère Catherine de Saint-Augustin. Elle fut réimprimée en 1755 sur des feuilles volantes après que le jésuite René Duval, procureur des hospitalières à Paris, eût retrouvé la planche de cuivre originale.

La mise en place de la gravure dans le reliquaire date du XIXe siècle. Elle aurait été réalisée par une augustine de l'Hôtel-Dieu de Québec, Mère Viger de Saint-Martin (1788-1832), réputée pour avoir travaillé les paperolles (papillotage ou riblet). Des effigies aquarellées sur papier gaufrées y alternent en symétrie avec des reliques sous des « authentiques » (bandes de papier ou de parchemin, imprimées ou manuscrites, posées sur les reliques). Ces personnages n'ont aucun lien explicite avec la dévotion à Catherine de Saint-Augustin, ce qui est conforme aux pratiques de confection des reliquaires. Le reste de la décoration utilise des matériaux de récupération (verroterie, perles, papier argenté, gaufré ou taillé à l'emporte-pièce).

Ce reliquaire fut reçu en don de l'Hôtel-Dieu de Québec après une correspondance datée de 1908 entre les supérieures des deux communautés au sujet de la vénération des reliques de Catherine de Saint-Augustin.


Le XIXe siècle.


32. France, Metz, Dembour et Gangel (1840-1851), Sainte Eulalie.

Gravure. 38,8 x 27,9 cm. Signature sur la gravure originale en dessous d'un papier collé rajouté sous l'image, en bas à gauche « Fabrique d'Estampe de », en bas à droite « Dembour et Gangel [à Metz] ». Collection des RHSJM, 1984.x.771.1.

Parmi les trois images avec lesquelles les religieuses ornaient leur chambre, une pouvait représenter leur sainte patronne, par exemple sainte Eulalie vierge et martyre. Il est fort probable que celle-ci ait appartenu à une soeur homonyme, par exemple Eulalie Quesnel, née à Arthabaska et entrée à l'Hôtel-Dieu le 27 février 1846 à l'âge de 18 ans, décédée le 4 mars 1903. Au dos du cadre on peut lire la transcription manuscrite du long « Acte de consécration au Sacré-Coeur de Jésus » daté de 1875 qui devait être récité régulièrement par sa propiétaire.


33. Montréal, John Henry Walker (1831-1899), St. Michel des Saints, vers 1862.

Gravure sur bois de reproduction. 20,2 x 16,4 cm. Signature dans l'image en bas à droite « HWALKER Sc ». Inscription en haut « St. Michel des Saints. », sous l'image « ORAISON / O Dieu infiniment bon, qui nous avez donné en St. Michel un modèle / de pureté et de charité, accordez-nous, par son intercession, d'être délivrés / de la contagion du vice et embrasés du feu de votre amour, afin que nous / puissions vous posséder éternellement dans les cieux, par N. S. J. C. / Ainsi soit-il. ». Collection des RHSJM, 1994.x.1036.

L'appellation de la municipalité de Saint-Michel-des-Saints, dans la région de Lanaudière, fut conférée par son fondateur, l'abbé Thomas-Léandre Brassard, dès 1863 en souvenir du trinitaire espagnol homonyme (1591-1625) qui venait d'être canonisé par le pape Pie IX en 1862. Cette paroisse fut officiellement érigée en 1883 par Mgr Bourget à la suggestion de son fondateur. Les archives de la communauté témoignent de plusieurs guérisons en 1862 suite aux prières prononcées en l'honneur du saint et du contact avec ses reliques.

Le graveur montréalais John Henry Walker (1831-1899) a beaucoup travaillé pour les communautés religieuses. Cette oeuvre est la seule gravure originale produite au Québec à avoir été trouvée dans les collections de la communauté. Il s'agit d'une gravure de reproduction probablement réalisée à l'époque de la canonisation. L'oeuvre fut longtemps entreposée dans une remise extérieure, ce qui explique son piètre état de conservation qui nous a obligé à masquer les parties abîmées par un passe-partout.


34. Paris et New York, Veuve Turgis (1844-1855), Saint Amable.

Gravure. 27,5 x 20,3 cm. Signature en bas à gauche « Paris Ve Turgis éditeur rue Serpente, 10, and New York, Broadway, 374. », en bas à droite « Lith de Turgis r. Serpente 10 à Paris ». Inscription en haut à droite « 228 », en bas au centre « S.t AMABLE / Sus AMABILIS / Montréal Z. Chapeleau ». Collection des RHSJM, 1984.x.774.

La dévotion à saint Amable, qui a vécu au Ve siècle, est réputée procurer une protection contre les incendies (la ville à l'arrière-plan), délivrer de la folie et préserver des morsures de serpents (à ses pieds). L'évêque de Riom (Auvergne) reçoit ici des mains d'un ange une fiole contenant une pommade en relation avec ses talents de guérisseur évoqués par les malades à l'avant-plan. Son culte a été instauré à Montréal par le sulpicien riomois Antoine Déat en 1732 qui lui dédia une chapelle à l'église Notre-Dame. On y trouve aujourd'hui le maître-autel de l'ancienne église ainsi qu'un tableau du saint.

Les Hospitalières de Saint-Joseph ont deux bonnes raisons de vénérer ce saint. La première est que leur communauté fut victime de trois incendies majeurs en 1695, 1721 et 1734. La seconde est leur pratique auprès des malades. Le jeudi, elles récitent toujours une prière en son honneur.

Étienne-Michel Faillon relate la conflagration ayant eu lieu le 23 juillet 1805. Le clocher de l'Hôtel-Dieu s'était alors enflammé sous le coup de la foudre lorsqu'un prêtre sulpicien, M. Thavenet, grimpa à l'édifice pour aller y fixer un ruban de saint Amable. Du coup, le feu cessa de se propager pour être enfin éteint. Suite à ce miracle, les hospitalières « n'ont cessé chaque année de faire célébrer une messe d'actions de grâces en l'honneur de saint Amable, à qui elles se croient redevables de la conservation de leur maison. »

L'éditeur parisien d'imagerie religieuse Turgis proposait dans son catalogue de 1840 deux cent cinquante modèles différents de têtes de saints, quatre cent dix-neuf cachets de première communion, et plus de deux mille petites images pour livres de messe. Plusieurs autres oeuvres de Turgis figurent dans cette exposition. La gravure était probablement commercialiée à Montréal par l'énigmatique Z. Chapeleau peut-être apparenté à Alphonse Chapleau actif en 1871.


Le XXe siècle.


35. Montréal, Élizabeth Martin dite Soeur Marie-Hélène-de-la-Croix (1861-1956), Les martyrs canadiens, 1950.

Reproduction couleur. 22,7 x 18,3 cm. Signature dans l'image en bas à droite « Sr. M. Hélène de la Croix SSA / 1950 ». Inscription, dans l'image en haut au centre du soleil « IHS », en bas de l'image « Les Martyrs Canadiens ». Collection des RHSJM, 1984.x.778.

Plusieurs jésuites, français et hurons furent capturés et torturés par les Iroquois lors des guerres amérindiennes entre 1642 et 1649. La propagande jésuite s'empara de l'affaire qu'elle diffusa dans de nombreux écrits. Celle-ci fut rapidement épaulée par l'image. D'abord sous forme d'un « tableau assez mauvais », alors au noviciat des jésuites de Paris, qui servit de modèle à la gravure de Grégoire Huret parue pour la première fois vers 1650-1651. Largement diffusée, elle donna source dans les siècles subséquents à de multiples variantes gravées mais aussi à plusieurs oeuvres d'art : orfèvreries, tableaux, monuments, architectures pour les sanctuaires de pèlerinage au Canada et aux États-Unis.

Plusieurs études publiés à la fin du XIXe siècle contribuent à la construction de ce que Guy Laflèche appelle le « mythe des saints martyrs canadiens ». Au XXe siècle le nombre de publications atteint des sommets : en 1904 à l'ouverture du premier procès canonique à Québec, en 1915 lors de l'introduction de la cause, en 1925 lors de la béatification, en 1930 lors de la canonisation et en 1949 lors du tricentenaire.

En 1925, au moment de la béatification des pères Brébeuf et Lalemant, le « professeur Polidori » peintre ordinaire du Vatican rompt avec l'iconographie traditionnelle en idéalisant les martyrs qui flottent désormais sur des nuages. La même année, soeur Margaret Mary Nealis religieuse des Dames du Sacré-Coeur, réalise une version modifiée de cette composition intitulée The Blessed Canadian Martyrs of the Society of Jesus. Celle-ci est reprise en 1930, avec des variantes, dans un tableau de soeur Marie-Hélène-de-la-Croix religieuse des Soeurs de Sainte-Anne de Lachine, commandité par les jésuites pour l'église de L'Immaculée-Conception à Montréal au moment de la canonisation. C'est ce dernier qui fut pris comme modèle pour la réalisation de cette reproduction couleur.

Une volée d'anges, dont certains tiennent une couronne ou la palme des martyrs, accueille les nouveaux saints au ciel. Toute allusion aux tortures y est évacuée au profit d'une représentation idyllique. Les personnages sont positionnés en forme de coeur dont la pointe indique la région des Grands Lacs sur un globe terreste, lieu d'activité des missionnaires. Le trou dans les nuages indiquerait l'accès aux cieux.

Voici, de gauche à droite, accompagnée de la date de leur martyre, l'identification de ces personnages : Charles Garnier porte un surplis, une étole et une palme (1649) ; Antoine Daniel est vêtu de l'aube et d'une chasuble rouge (1648) ; Noël Chabanel tient un livre fermé et une palme (1649) ; Gabriel Lalemant tient un livre ouvert (1649) ; Jean de Brébeuf porte une croix et une palme (1649) ; Isaac Jogues debout les mains jointes (1646) ; Jean de la Lande en costume laïque (1646) et René Goupil agenouillé les mains jointes (1642).


Page créée le 4 décembre1997.

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