Gérard Morisset (1898-1970)

1943.10 : Église, Châteauguay

 Textes mis en ligne le 24 février 2003, par Stéphanie MOREL, dans le cadre du cours HAR1830 Les arts en Nouvelle-France, au Québec et dans les Canadas avant 1867. Aucune vérification linguistique n'a été faite pour contrôler l'exactitude des transcriptions effectuées par l'équipe d'étudiants.

 

Eglise - Légaré, Joseph 1943.10

Bibliographie de Jacques Robert, n° 305

Technique, vol. 18, n° 7, octobre 1943, p. 570-572.

A L'ÉGLISE DE CHATEAUGUAY

LE touriste curieux et peu pressé - Dieu merci, il en existe encore quelques-uns, en dépit de la misère des temps -, qui examine avec attention l'intérieur de la vieille église de Châteauguay, aperçoit dans le sanctuaire six grandes peintures sombres et un peu défraîchies, qui ne lui sont pas tout à fait inconnues.

Il ne parierait pas que ce sont des copies intégrales. Il a plutôt le sentiment vague qu'il a déjà vu quelque part des compositions quasi analogues, des personnages presque identiques, des harmonies de couleurs à la fois aussi opaques et aussi terreuses. Il s'efforce de rattraper au fond de sa mémoire des images qui, hélas! ne se présentent point avec la netteté désirable. Mais pour peu qu'il ait visité Québec et ses environs, il se rappelle avoir vu, dans des sanctuaires vénérables (c'est le mot consacré ou en passe de le devenir), quelques peintures anciennes qui l'ont diversement impressionné. Intrigué, il parcourt rapidement la monographie que l'abbé Auclair a écrite sur Châteauguay, et constate qu'il n'y est point question des tableaux de l'église. Il retourne dans le sanctuaire et examine de nouveau les toiles. Cette fois, les impressions visuelles se précisent, les comparaisons se lèvent, les réminiscences s'arrêtent dans un plan moins vague.

Car il s'agit encore de copies - quand on écrit de nos peintures religieuses du XIXe siècle, peut-il être question d'autre chose? -, mais de copies comme savaient en faire nos apprentis peintres, aux environs de 1820. Qu'on se reporte à cette époque. L'abbé Desjardins cadet vient de vendre, dans la chapelle de l'Hôtel-Dieu de Québec, la collection de tableaux d'église que son frère a eu la bonne fortune d'acquérir à Paris, en 1803. Les peintures qu'achètent les fabriques de Québec, de Saint-Henri et de Saint-Michel (Bellechasse), de Tilly et de Verchères, du Château-Richer et de Saint-Roch de Québec, sont de précieux modèles pour nos jeunes peintres. Ceux-ci ont la charge de les rafraîchir; et, cette besogne terminée, ils éprouvent naturellement la tentation d'en prendre des copies. Donc, de 1817 à 1826, Joseph Légaré et son élève Antoine Plamondon, Ignace Plamondon et Yves Tessier, Jean-Baptiste Roy-Audy, Louis-Hubert Triaud et bien d'autres artistes en herbe se font la main en copiant les tableaux de la collection Desjardins.

Le plus ardent au travail est Joseph Légaré. Il prend figure de chef d'École. Non qu'il professe une esthétique nouvelle ni que son adresse manuelle en impose à ses disciples. Mais il est l'aîné des peintres dont on vient de lire les noms et, sans doute, le moins inculte du groupe. De plus, il est actif, autoritaire, débrouillard. Il veut apprendre vite son métier et il croit qu'en peignant des monceaux de copies, il en arrivera à peindre juste et beau...

Dans des études publiées il y a déjà quelque temps [Note 1. Ces études ont paru dans Le Canada (Montréal) aux dates suivantes: 23 juillet, 12 et 25 septembre 1931, 18 juin, 4 juillet et 17 décembre 1935.], j'ai fait connaître quelques-unes des copies que Légaré a peintes pour l'Hôpital-général de Québec, pour les églises de Saint-Roch-des-Aulnaies, de l'Ancienne-Lorette, de Bécancour, et pour l'ancienne église paroissiale des Trois-Rivières. Au risque de tomber dans des redites ennuyeuses, insistons un peu sur les peintures de l'église de Châteauguay.

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Je commence par confesser que je ne possède aucune preuve que ces peintures soient des ouvrages de Joseph Légaré - sauf l'indice circonstanciel que je marque au paragraphe suivant. D'une part, je n'y ai vu aucune signature [Note 2. Au cours de la restauration de 1914, il est possible qu'on ait fait disparaître les signatures et dates qui pouvaient se trouver au bas des peintures.]. D'autre part, rien dans les archives paroissiales qui soit un commencement de preuve par écrit [Note 3. Le premier livre de comptes de Châteauguay demeure introuvable.]. Cependant, si l'on veut bien admettre que Légaré a souvent reproduit les mêmes sujets dans le même coloris trouble, avec les mêmes défaillances dans le dessin et les mêmes altérations dans les harmonies, avec la même lourdeur dans le coup de brosse, on comprendra que je n'hésite pas à lui en attribuer cinq sur six: la Fontaine probatique, la Sainte Famille, Saint Joachim, le Baptême de l'Eunuque de la reine Candace et la Vision de saint Jérôme.

D'abord, l'original de la Fontaine probatique se trouvait dans la propre collection du peintre Légaré: il l'avait acheté de l'abbé Desjardins cadet et le tenait pour l'une de ses meilleures acquisitions. Il est donc normal que Légaré en ait peint des copies: l'une est à l'Hôpital-général de Québec et porte le millésime de 1821; celle de Châteauguay est de même tenue et de dimensions identiques.

Il faut en dire autant de la peinture qui, à Châteauguay, meuble le trumeau qu'il y a à droite du maître-autel. L'amateur le moins versé dans l'histoire de l'art y reconnaît au premier coup d'œil, en dépit de modifications peu importantes d'ailleurs, la Grande sainte Famille de François I er. Il se rappelle qu'il a vu, reproduite dans presque tous les manuels, cette composition aimable que le roi de France a commandée à Raphaël, en 1518; s'il a fait son tour de France, il a le souvenir d'une salle du Louvre (la salle des Sept-mètres) où se trouvent quelques chefs-d'œuvre de l'Art italien, entre autres la sainte Famille de Raphaël; enfin, s'il a visité la chapelle de l'Hôpital-général de Québec, il revoit une toile fatiguée par le temps, aux tons effacés, aux harmonies blafardes, une toile semblable à celle qu'il a sous les yeux. Il serait heureux de retrouver là l'image véritable de l'œuvre de Raphaël, si le copiste s'était donné la peine de serrer de près les qualités de l'original. Hélas! Légaré a peint cette copie d'après une copie médiocre...

Le maître-autel est orné d'un tableau cintré représentant saint Joachim, patron de l'église. Je n'en connais point l'original. Peut-être s'agit-il d'une copie d'un tableau, aujourd'hui disparu, de la collection Desjardins; ou encore d'une interprétation comme celle dont je parlerai tout à l'heure... Quoi qu'il en soit, retenons que les caractères de cette peinture ne diffèrent pas sensiblement de ceux que j'ai signalés à propos des toiles précédentes.

Dans la voûte, trois peintures ornent des panneaux dont les contours sont fort compliqués. Originairement, les toiles étaient rectangulaires, comme les autres. Vers 1914, le décorateur Xénophon Renaud leur a donné un autre aspect. Leur forme actuelle se rapproche de celle du trapèze, agrémenté en haut par un arc de cercle et en bas par deux quarts de rond à épaulements. J'ignore si je me fais bien entendre. Usons d'une figure comparative: supposons la silhouette réjouissante d'une très grosse dame encapuchonnée, vêtue d'une mante très ample et très lourde qui lui descend jusque sur les talons... C'est dire qu'il a fallu ajouter à la peinture des bouts de toile par ci par là, les peindre dans le style du sujet et faire les raccordements nécessaires.

Au centre, au-dessus du Saint Joachim, c'est Notre-Seigneur attirant à lui une âme pénitente, composition qui est sûrement d'origine bavaroise. Si, à ma connaissance, Joseph Légaré n'a jamais peint un tel sujet, en revanche il existe dans des églises de la région de Québec, des peintures de ce genre; leur auteur est un peintre sentimental mort il y a plus de quarante ans, Joseph Dynes. Tout s'explique: Dynes, tout en pignochant des portraits d'une précision toute photographique et des tableaux d'église d'une fade sensiblerie, importait de la tendre Munich des chromo-lithographies de tous genres. Dans leurs envois, les imprimeurs bavarois n'oubliaient pas de glisser des exemplaires de certaines compositions édifiantes, dont la sentimentalité de pacotille allait droit au cœur des bonnes âmes allemandes. Ces imprimeurs étaient des négociants avisés: nos peintres de cinquième ordre ont reproduit fort souvent, et avec les couleurs les plus suaves de leur palette, Notre Seigneur attirant à lui une âme pénitente... Tant il est vrai qu'entre la catholique Bavière et la non moins catholique province de Québec, il y a des points communs dans la sensiblerie populaire...

Dans la peinture de droite, on reconnaît sans peine la scène: le baptême d'un adulte. Cet adulte est l'eunuque de la reine Candace. C'est un Ethiopien du plus bel ébène; il est à genoux près d'une source d'eau vive, dont le ton émeraude dit assez l'espérance d'une vie future pleine de délices; il porte une tunique jaune sous un manteau d'un beau bleu sombre. Celui qui verse l'eau du baptême avec une coquille saint-jacques sur la tête de l'eunuque, est le diacre Philippe, vêtu d'une houppelande de ton crème. La scène se passe en plein air, sous un palmier; à droite, on voit un char tiré par des chameaux et monté par un soldat éthiopien tenant un parasol. L'original de ce tableau, peint vers 1760, probablement par Michel-Ange Challes ou par l'un de ses disciples [Note 4. Cf. Le Canada français, décembre 1934, p. 324.], se trouve dans l'église de Saint-Henri (Lévis). Légaré en a peint plusieurs copies: l'une, datée de 1821, est à l'église de Saint-Augustin (Portneuf); une autre, non signée, se trouve à l'Ancienne-Lorette; celle de Châteauguay est un peu plus sombre que les autres.

Venons-en à la dernière peinture, celle de gauche dans la voûte. Quel miracle le peintre a-t-il voulu représenter? A première vue, one ne le saisit pas très bien; mais cherchons un peu à comprendre. Le copiste a juxtaposé sur sa toile les éléments d'une composition de Jacques Blanchard, la Vision de saint Jérôme [Note 5. Ce tableau, conservé dans l'église de Saint-Roch, à Québec, était primitivement une Vision de saint Jérôme. Légaré en a fait une Vision de saint Roch... Sur cette transformation voir le Canada français d'octobre 1934, p. 117.], et ceux d'une belle composition de Simon Vouet, Saint Francois de Paule ressuscitant l'enfant de sa soeur [Note 6. Cette peinture est à Saint-Henri (Lévis). Cf. Le Canada français, décembre 1934.]. Le personnage couché à gauche, les bras étendus, couvert d'une seule écharpe rouge, est le même que le saint Jérôme de Jacques Blanchard; dans le ciel, la Vierge tenant son enfant et entourée d'angelets, est la même que dans le tableau de Saint-Roch de Québec; la belle Italienne qui, à droite, porte dans ses bras son enfant mort, est tirée directement de la composition de Simon Vouet, à Saint-Henri de Lévis. En sorte qu'on ignore s'il s'agit d'une Vision de saint Jérôme, de saint Vincent de Paule, ou d'un autre saint connu du seul peintre copiste...

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Le dépistage et l'identification des copies constituent une tâche fastidieuse et souvent dépourvue d'intérêt artistique. Cette tâche ne serait point nécessaire si la témérité de certains connaisseurs n'avait transformé en originaux les copies les moins contestables.

C'est un fait que j'ai déjà souvent signalé et sur lequel j'insiste de nouveau: des hommes d'un goût douteux, des amateurs dénués de scrupule, même des experts pour quelque temps intéressés, ont créé des légendes tenaces en proclamant sans l'ombre d'un doute que telle peinture était l'œuvre de tel artiste fameux; que tel navet noirâtre était une réplique certaine d'un grand maître; que telles peintures, restaurées et brillamment vernies, constituaient l'une des plus riches collections des deux Amériques... Et voilà!

L'amateur moyen, lui, voudrait bien se laisser convaincre. Ça flatterait tellement sa vanité! Mais il flaire la supercherie, l'innoncence, ou la bêtise. A la longue, il s'aperçoit qu'on le berne, de bonne foi ou non; qu'on semble le tenir pour un amateur de peu de goût ou pour une bonne poire juteuse; qu'on lui impose délibérément de grands noms, afin qu'il admire avec encore plus de naïveté les rossignols qu'on soumet à son appréciation...

Le résultat ne se fait pas attendre: à force d'être gavé des mêmes exagérations, l'amateur en vient à douter de tout, même des œuvres d'art dont l'authenticité n'est point discutable. Pour lui redonner confiance, il importe de séparer le bon grain de l'ivraie - de dénombre impitoyablement les copies, en indiquant leurs auteurs et leurs origines.

Besogne fastidieuse, il est vrai, mais absolument nécessaire, urgente même...

 

 

web Robert DEROME

Gérard Morisset (1898-1970)