Gérard Morisset (1898-1970)

1945b : Orfèvrerie - Morphologie

 Textes mis en ligne le 10 mars 2003, par Marie-Andrée CHOQUET, dans le cadre du cours HAR1830 Les arts en Nouvelle-France, au Québec et dans les Canadas avant 1867. Aucune vérification linguistique n'a été faite pour contrôler l'exactitude des transcriptions effectuées par l'équipe d'étudiants.

 

Orfèvrerie - Morphologie - Instrument de paix 1945

Bibliographie de Jacques Robert, n° 295

Mémoires de la Société royale du Canada, section 1, 3e série, tome 39, 1945, p. 143-161.

L'INSTRUMENT DE PAIX

LE voyageur qui s'intéresse à nos œuvres d'art d'autrefois, même à celles qu'on relègue avec indifférence dans quelque armoire de sacristie, n'est pas peu intrigué à la vue d'un petit objet fait d'une feuille d'argent plus ou moins ornée, se tenant dans la verticale à l'aide d'une anse profilée en point d'interrogation.

S'il s'informe auprès du sacristain du nom de cet objet et de son utilité, il n'est pas sûr qu'il obtienne une répose [sic] satisfaisante, ni même qu'on trouve quelque chose à lui répondre. S'il veut se renseigner tant soit peu, il ouvre le Guide du Pèlerin qu'il n'a pas manqué d'acquérir au cours d'une visite à Sainte-Anne-de-Beaupré; et il lit à la page 40 ce paragraphe:

Mais si notre voyageur ignore la coutume du pain bénit - et il est probable qu'il n'en ait jamais entendu parler, puisqu'elle a disparu chez nous depuis plus de trois quarts de siècle -, il continue de chercher des renseignements sur cette gentille petite chose d'argent dont il vient d'apprendre qu'elle se nomme instrument de paix ; et il trouve, dans une monographie paroissiale vieille de plus de cinquante ans, les précisions suivantes:

La paix était un petit instrument sur lequel était généralement un petit crucifix, ou l'image de quelque saint, et que l'on présentait à baiser au petit clerc qui devait faire la quête dans l'église, ou passer avec la tasse, comme on disait autrefois, parce que cette quête se faisait, au moins à Charlesbourg, avec une petite tasse d'argent [Note 1. Ces tasses d'argent, auxquelles nos orfèvres ont donné des formes originales et toujours élégantes, ressemblaient beaucoup aux tasses à goûter du temps de Paul Lambert. Elles n'ont pas tout à fait disparu. A la chapelle des Hurons de Lorette et à Saint-François (île d'Orléans), on en peut voir deux de cet orfèvre; il y en a une de l'orfèvre F.F. à l'église de Lotbinière; l'église de l'Ange-Gardien (Montmorency) en possède deux de Joseph Maillou; François Ranvoyzé en a façonné quelques-unes d'un décor plein de grâce et de fantaisie - comme celle de Saint-Joachim (Montmorency). J'en pourrais signaler de Laurent Amyot, de Joseph Lucas, de Pierre Huguet...]. Le clerc se présentait, portant un cierge placé au haut d'un bâton fleuri, à la balustre [Note 2. L'abbé Trudelle féminise à la canadienne le mot balustre. Il veut évidemment parler de la balustrade, dite aussi sainte table.] ou au pied de l'autel, lorsque le célébrant bénissait le pain ou les pains qu'on offrait. A Charlesbourg, on plaçait dans le cierge même l'offrande en argent que celui qui rendait le pain bénit devait faire et qui était ordinairement un quinze sous [Note 3. Cf. Abbé Trudelle, Paroisse de Charlesbourg, Québec, 1887, pp. 140-1.].

Si l'on comprend quelque chose à ces rites surannés, c'est sans doute dans l'auguste et profitable cérémonie de la quête: en attirant sur elle les bénédictions du Très-Haut et en l'entourant d'un peu de pompe et d'argent - l'argent de la tasse et de la paix -, on peut s'attendre qu'elle soit fructueuse. Mais le pain bénit? Mais le ? N'entrons point dans des explications qui ne sauraient être suffisamment claires. Renonçons même à décrire les scènes tour à tour solennelles et pittoresques (selon qu'elles se déroulaient dans le sanctuaire blanc et or de la cathédrale de Québec ou à la balustrade de noyer tendre de quelque église campagnarde), où l'instrument de paix jouait son rôle pacificateur, soit après l'Offertoire devant la fragile architecture des pains à croûte brune, soit après l'Agnus Dei dans le pieux chuchotement du Confiteor.

* * *

Il serait hasardeux de vouloir esquisser ici l'histoire de l'instrument de paix. Nous disposons actuellement de trop peu d'éléments d'information.

L'instrument de paix remonte d'ailleurs très haut dans l'histoire de l'Église; sûrement aux premiers siècles, à l'âge des Catacombes. Il ne se distingue pas alors de la patène. Il est même probable que longtemps le pax tecum se soit donné avec l'espèce d'assiette (patena ) qui recouvre le calice et reçoit l'hostie. Au Moyen âge, il est le plus souvent en or battu et prend la forme d'un minuscule portail de cathédrale gothique, avec ses voussures historiées et son trumeau meublé d'un Christ bénissant - comme au portail latéral d'Amiens. A la Renaissance, il devient une simple niche encadrée de deux pilastres cannelés, et couronnée d'un fronton - comme dans les planches d'architecture de Jean Martin gravées par le sculpteur Jean Goujon. Sous Louis XIV, la paix n'est en général qu'une feuille d'argent filigrané, sur laquelle les orfèvres appliquent un Christ en croix, une Madone ou quelque saint personnage. Sous la romantique Restauration, la mode s'établit des paix gothiques de style troubadour, ou romanes à la manière munichoise...

Dans l'indigente et besogneuse Nouvelle-France du XVIIe siècle, l'instrument de paix n'est point un accessoire liturgique assez important pour qu'il occupe, comme le calice, le ciboire ou le soleil , la première place à la sacristie. Si nos premiers évêques l'ont utilisé au cours de leurs immenses tournées pastorales, je présume que ce fût une paix française que l'un d'eux avait apportée de Paris. Quoi qu'il en soit, pas le moindre instrument de paix dans la colonie au XVIIe siècle, ni dans les archives paroissiales, ni dans les documents qui ont été publiés. Il faut même avancer assez loin dans le XVIIIe siècle, précisément en 1744, pour en découvrir la première mention. Et quel instrument de paix! Un homme de l'âge médical ne se risquerait pas à y apposer les lèvres sans se croire atteint des maladies contagieuses les plus virulentes. Qu'on en juge: .

Je relève une autre mention dix ans plus tard, cette fois dans les archives du Sault-au-Récollet; de la reddition de comptes de 1754, je transcris intégalement cette entrée:

On peut dire que, contrairement au bonnet carré, dont la hideur n'effraie point nos ancêtres, la gentille pièce qu'est la paix n'est pas encore entrée dans nos habitudes. En dépit d'ailleurs d'un certain nombre d'ordonnances épiscopales, elle n'y entrera jamais tout à fait.

La première de ces ordonnances - du moins de celles qu'on connaît -, je la trouve dans le deuxième livre de comptes de Lachenaie; en 1787, monseigneur Jean-François Hubert, alors évêque d'Almyre et coadjuteur de Québec, y écrit de sa main: La même année, le missionnaire, l'abbé Beaumont, trace ces deux lignes au livre de comptes :

a varin lorfeure pour instrument de paix, matiere..............................................66#

au mesme pour façon.........................................................................................................28#

Ce est Jacques Varin, que la fantaisie populaire a surnommé la Pistole [Note 4 absente. Note 5. Né à Montréal en 1736, mort dans la même ville en 1791. La soupière du Musée Notre-Dame, dont il est question plus loin, est reproduite dans l'ouvrage de M. Traquair, The Old Siver of Quebec, planche XI.]Ses œuvres, s'il faut en juger par la vaste soupière du Musée Notre-Dame, à Montréal, et par quelques pièces d'argenterie domestique, possèdent une certaine lourdeur qui est loin d'être désagréable. Il est vraiment dommage que la paix de l'église de Lachenaie ait disparu; elle eût complété sans doute l'idée que l'on a présentement du style de Varin.

Il est probable que monseigneur Hubert et son successeur, monseigneur Denaut, aient exercé une certaine pression sur les curés ou les fabriciens du diocèse, au cours de leurs visites pastorales; car vers les années 1785-1800, l'instrument de paix, sans se généraliser, apparaît çà et là en Nouvelle-France. C'est ainsi qu'on le trouve à Saint-Denis-sur-Richelieu, à Charlesbourg, à Montréal et à Québec, à Saint-François (île d'Orléans), à l'Ange-Gardien (Montmorency), à Sainte-Anne-de-Beaupré, à la Baie-Saint-Paul, au Palais épiscopal de Québec, même chez les Dames Ursulines et les religieuses de la Congrégation. Et sans doute en existait-il dans bien d'autres paroisses anciennes, qui ont disparu au cours du XIXe siècle ou dormant depuis longtemps dans la noble poussière d'une armoire presbytérale...

Sous le pontificat de monseigneur Plessis, la vogue de la paix se poursuit lentement. A Québec, François Ranvoyzé et Laurent Amyot, à Montréal, Pierre Huguet et Polonceau, Marion et Morand en façonnent un certain nombre de formes fort diverses - de la simple feuille d'argent travaillée au burin jusqu'à la fleur de lis découpée et striée de ciselures. Sa vogue commence à décliner sous les évêques Panet et Signay, et sous le pontificat de monseigneur Bourget. Et la dernière ordonnance où il en est question se trouve dans les archives paroissiales de Saint-Hugues (Bagot); elle porte la date du 27 juin 1847 et la signature de l'évêque de Montréal.

* * *

Les instruments de paix les plus anciens que l'on connaisse en ce moment portent le poinçon de l'orfèvre québécois François Ranvoyzé [Note 6. Né à Québec en 1739, mort dans la même ville en 1819.]; ils sont au nombre d'une quinzaine environ.

La paix de Charlesbourg date de 1777; elle a coûté douze livres [Note 7. Cf. Livre de comptes III, f° 35.]. Elle est constituée d'une feuille d'argent assez mince, de quatre pouces de hauteur sur trois de largeur. Sur le bord court une frise de fleurs de lis en relief. Celles-ci ne sont point façonnées au ciselet, comme le sont la plupart des ornements qu'exécutent les orfèvres; elles sont poinçonnées par en arrière, à l'aide d'un outil spécial dont le bout est taillé en fleur de lis. Ce procédé de pur artisanat paysan, on le retrouve dans quelques rares pièces françaises du XVIIIe siècle, puis dans l'œuvre de Paul Lambert [Note 8. Cf. Gérard Morisset, Paul Lambert dit Saint-Paul , Québec-Montréal, 1945, pp. 77-8.]; on le retrouve également sur le plat-bord de certains plateaux à burettes de François Ranvoyzé, sur les fraises dentelées de ses lampes de sanctuaire et de ses encensoirs [Note 9. Cf. Gérard Morisset, François Ranvoyzé , Québec, 1942, planches VIII, IX, X et XI.], même sur le couvercle de ses ciboires et sur le pied de quelques-uns de ses calices; on le retrouve enfin dans les œuvres d'un contemporain de Ranvoyzé, l'énigmatique orfèvre dont les initiales sont D.Z.

Le champ de la paix de Charlesbourg est meublé d'une Madone et de fleurettes gravées. Les fleurettes n'ont guère d'importance décorative; la Madone, d'un style archaïque prononcé, est à la fois ornementale et bizarre. On se demande si Ranvoyzé a donné lui-même le modèle de cette vieille femme peu séduisante, de cette pauvresse larmoyante qui tient sur son bras gauche un enfant Jésus de boîte de surprise; ou s'il ne l'a pas plutôt emprunté à quelque ouvrage français de facture médiocre - comme ces Madones de cuivre jaune qui pendaient autrefois au bout des rosaires et qui devenaient vite défigurées par le frottement. Quoi qu'il en soit, Ranvoyzé s'est servi de ce modèle pour ses premiers instruments de paix - ceux de la Baie-Saint-Paul, de l'Ange-Gardien et de Saint-François (île d'Orléans).

En 1808, François Ranvoyzé appose son poinçon sur une paix légèrement différente, celle de Saint-Antoine-de-Tilly. Elle est cernée elle aussi d'une frise de fleurs de lis. Mais elle est beaucoup plus haute que large; et sa Madone est empruntée, cette fois à l'art parisien du milieu du XVIIIe siècle: c'est une sainte Vierge couronnée, bienveillante et majestueuse, telle que la représente la Madone dite de Louis XV à l'église d'Oka, ou la statuette en bois doré de Paul Jourdain, à l'église de Varennes [Note 10. Cf. Gérard Morisset, Les Eglises et le tréaor de Varennes , Québec, 1943, planche XII.].

Il existe une troisième variante dans l'instrument de paix de Ranvoyzé, celle de la paix de la Congrégation Notre-Dame, à Montréal [Note 11. Cf. Traquair, op. cit., planche III.]. On y observe le même poinçonnage de fleurs de lis, mais apposées avec plus de précision et de fermeté; le champ est occupé par un crucifix dont les branches se terminent par des fleurs de lis gravées de filets; et sur la croix est soudé un Christ à la mode janséniste [Note 12. Cette expression n'a plus aucun sens historique; je ne l'emploie que parce qu'elle fait image.], c'est-à-dire un Christ dont les bras forment un angle aigu. L'ensemble est gracieux, distingué, tellement harmonieux qu'il s'imposera au goût facile de la fin du XIXe siècle [Note 13. L'instrument de paix de monseigneur Bruchési, façonné en 1897, était une copie de celui de la Congrégation Notre-Dame.].

Du vivant même de Ranvoyzé, d'autres artisans produisent des instruments de paix: D.Z. en exécute un pour monseigneur Olivier Briand, dans le plus pur style Ranvoyzé; Ignace-François Delezenne en façonne deux ou trois pour des églises de la campagne, qui ont malheureusement disparu; et dans le premier livre de comptes de Saint-Denis-sur-Richelieu, je relève à la date de 1786 cette entrée qui me laisse d'abord songeur: "Instrument de paix gravé avec un Christe dessus, payé au Sr. Champagne... 48#". Je ne doute point de l'existence de la paix de Saint-Denis - bien qu'on ne l'ait pas encore retrouvée; mais le sieur Champagne me semble planer dans la région même des mythes. C'est probablement, me dis-je, l'un de ces inconnus dont on se dit, aussitôt qu'on lit leur nom sans résonance: Mais non. Il s'agit bien d'un orfèvre authentique. Je constate qu'au testament du sculpteur Philippe Liébert [Note 14. Cf. Archives judiciaires de Montréal, Minutier de Maître Desève, acte du 21 décembre 1795.] paraît la signature d'un témoin, Pierre Foureur dit Champagne, qui se dit ; et ce Pierre Foureur, né à Montréal en 1756, est le propre fils du sculpteur Louis Foureur dit Champagne; entre 1780 et 1795, il paraît avoir été tour à tour orfèvre et doreur. Espérons qu'on retrouve avant peu la paix de Saint-Denis, qui serait la seule pièce connue de cet artisan.

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Avec Laurent Amyot [Note 15. Né à Québec en 1764, mort dans la même ville en 1839.], l'instrument de paix change radicalement de forme et de décor. Il garde son aspect traditionnel de feuille d'argent qui se tient debout grâce à la béquille de son anse. Mais la matière devient plus épaisse, la Madone fait place à un Christ en croix, et l'ornementation se résume le plus souvent à de fines gravures symétriques.

L'une de ces paix est datée avec précision: celle que l'abbé Bernard-Claude Panet a donnée à sa paroisse de la Rivière-Ouelle, avant de la quitter en 1806 pour devenir le coadjuteur de monseigneur de Plessis [Note 16. Au revers, inscription gravée: "de Mgr. (sic) Panet 1806." Elle a trois pouces et demi de hauteur et deux pouces cinq seizièmes de largeur.]. Le Christ, coulé d'après le crucifix d'un chapelet, paraît misérable avec sa tête trop grosse et ses bras trop longs; au-dessus de sa tête, une grande couronne d'épines gravés au burin; et sur le bord sont indiqués quatre filets, dont l'un en festons et un autre en torsade.

C'est le type de la paix d'Amyot. Cependant si l'orfèvre lui conserve son allure générale, il apporte quelques variantes à son décor. Ainsi, dans la paix de Saint-Vallier (Bellechasse), on retrouve le même Christ en croix, la même couronne d'épines; mais la frise du bord est différente: on y voit des feuilles qui se suivent en diagonale - des feuilles de pommier ou de chêne, peu importe -, d'un effet décoratif un peu déclamatoire et vide; et ces feuilles sont encadrées de bandeaux de fines gravures et de festons minuscules.

Parfois Laurent Amyot s'enhardit jusqu'à ajourer le champ de sa paix, de manière que la croix se détache plus visiblement. C'est le cas de la paix de l'Ile-aux-Coudres [Note 17. Elle se trouve depuis quelques années au Musée du Séminaire de Chicoutimi.]. L'ordonnance ne change pas: cette paix se présente sous la forme d'un portillon terminé en anse de panier; le même Christ, à l'expression ennuyée, en occupe le centre, surmonté d'une couronne d'épines et du listel obligatoire. Mais la feuille d'argent, évidée en biseau, n'est plus qu'un minimum de support, que l'orfèvre rend encore plus léger par un semis de gravures extrêmement menues, esquissées à fleur d'argent. L'artiste ne pouvait aller plus loin dans la simplification, car il ne serait resté qu'un crucifix...

* * *

Dans la région de Montréal, l'instrument de paix n'acquiert vraiment de la vogue qu'au début du XIXe siècle, et c'est l'ancien perruquier québecois Pierre Huguet [Note 18. Né à Québec en 1748, mort à Montréal en 1817.] qui en façonne le plus grand nombre et en fixe pour ainsi dire la forme. Où prend-il son modèle? Probablement à Montréal même, soit dans le Trésor de Notre-Dame, soit dans le patrimoine de quelque sulpicien français réfugié au Canada pendant la Révolution.

C'est une pièce vraiment royale: la fleur de lis des rois de France, élégamment découpée et ouvragée de ciselures, supporte un Christ en croix; elle se tient debout à l'aide d'une anse en contrecourbe. Telle est la jolie paix de l'église de Vaudreuil, façonnée vers 1808. Telles sont également les paix de Sainte-Anne-des-Plaines (1803), de Terrebonne et de Saint-Ours-sur-Richelieu (1811). Telles étaient aussi sans doute les paix de Saint-Antoine-sur-Richelieu (1801) et de Saint-Jean-Baptiste (Rouville), de Saint-Cuthbert et de Berthier-en-Haut (1809 et 1810), de la Rivières-des-Prairies (1811) et de Blainville (1813), de Saint-Marc-de-Verchères (1815) et de bien d'autres paroisses dont les archives nous apprennent qu'elles en possédaient.

Car on peut affirmer, sans crainte d'erreur, que les deux tiers de nos instruments de paix ont disparu. Quelques-uns se trouvent dans des musées étrangers; deux ou trois constituent la plus curieuse attraction de certaines collections particulières; et peut-être y en a-t-il quelques-uns qui s'oxydent au fond d'un tiroir ou au plus profond d'un coffre-fort... Situation extrêmement dangereuse pour des pièces d'argenterie; car avec une superbe indifférence, leurs propriétaires ou leurs possesseurs les prennent aisément pour des objets de vulgaire tôle [Note 19. Qu'on ne crie point à l'exagération! Je pourrais raconter à ce sujet de navrantes histoires. Qu'il me suffise de citer celle-ci: dans le fond d'un placard de sacristie, dort un encensoir sombre comme un tuyau de poêle; à une question que je pose à la sacristine, elle me répond que c'est un objet en fer-blanc; j'insiste pour qu'elle le nettoie; et à sa grande stupéfaction, l'encensoir brille sous les premiers coups de chiffon imbibé de blanc d'Espagne: sous le pied de l'encensoir apparaît le poinçon de l'orfèvre, Solomon Marion...].

Revenons à Pierre Huguet. L'une de ses paix, celle de l'église de Caughnawaga, est beaucoup plus somptueuse que les autres. Avec ses courbes épaulées de contrecourbes fleuries et gracieuses, avec ses billettes, ses accroche-cœur et sa tête d'ange qui rappelle une Méduse antique, c'est un cartouche d'un style Régence tout à fait charmant. Son champ est si chargé de motifs de toute sorte qu'il reste vraiment peu de place pour le sujet; et dans un décor d'une telle mondanité, l'on s'attendrait à voir, au lieu d'un sujet pieux, le minois spirituel, moqueur et rosé d'une aguichante marquise du temps de la jeunesse de Louis XV.... Mais c'est un Christ en croix, cantonné de la Vierge Marie et de saint Jean. En dépit de l'exiguité de l'espace, les personnages sont traités avec une grande largeur de métier et dans une note naturaliste assez plaisante et toute nouvelle dans l'art canadien.

Des quelques instruments de paix qu'a façonnés Henri Polonceau [Note 20. Né en 1766, mort à Laprairie en 1828.] au cours de sa carrière, celui de l'église de Châteauguay est le plus original. Encore ici, on peut se demander légitimement où Polonceau a pris son modèle. Sûrement pas à Québec, mais peut-être dans l'œuvre de l'ancien perruquier Pierre Huguet. A moins qu'il n'ait démarqué, avec beaucoup de virtuosité d'ailleurs, une pièce française du XVIIIe siècle, en la compliquant comme à plaisir de dentelures parasites et d'ajours fantaisistes. L'ordonnance n'en est point désagréable. Mais cette œuvre de Polonceau, élégant bibelot qui serait plus à sa place sur un guéridon de boudoir à la Pompadour, s'accorde assez mal avec sa destination; et l'on pense malgré soi aux blessures, heureusement légères, que peuvent causer ces pointes de métal qui dépassent, et aux accrocs qu'elles peuvent faire dans les délicates dentelles des surplis... C'est la dernière forme qu'a prise l'instrument de paix en Nouvelle-france, avant de diaparaître tout à fait des préoccupations épiscopales et des habitudes rituelles.

Solomon Marion [Note 21. Né en 1782, mort à Montréal en 1830.], pourtant si inventif dans le décor de ses vases d'église, ne se met pas en frais d'imagination quand il façonne les quelques paix d'argent qu'on lui commande. Il module savamment et avec élégance sur les thèmes de Pierre Huguet et de Polonceau. Témoin la paix de Sorel et celle de monseigneur Lartigue, conservée au Palais épiscopal de Montréal.

Paul Morand [Note 22. Né à Blainville en 1784, mort à Montréal en 1854.], qui façonne les rares instruments datant de la période 1830-40, ne s'écarte point des mêmes modèles. Mais à mesure que l'instrument de paix tend à disparaître, on a l'impression qu'il s'amenuise sans cesse, qu'il se fait de plus en plus petit, qu'il prend malgré soi l'aspect d'un inutile bijou tout ciselé, fait pour la parure bien plus que pour l'usage.

Et la minuscule paix de Saint-Polycarpe (Soulanges), l'une des dernières de l'Ecole canadienne, a la fragile apparence des choses qui n'ont de raison d'être que la joie de l'œil...

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Encore une fois, je prie le lecteur de ne point voir en l'essai qu'il vient de lire une histoire de l'instrument de paix. Connaîtra-t-on jamais toute son histoire? et la cause immédiate des paroles profondément humaines qu'on échangeait en le présentant humblement à ses frères, aux jours fervents de la chrétienté naissante; et la raison étrange pour laquelle les hommes l'ont lâchement abandonné, quand ils ont cessé de se souhaiter mutuellement la paix...

A l'époque incohérente et terrible où nous vivons, où la paix n'est devenue que le misérable état transitoire de l'humanité entre deux catastrophes, où tout l'effort des hommes consiste à fabriquer des machines pour se détruire et à inventer des prétextes pour souiller tout drapeau blanc, l'instrument de paix serait aussi mal venu que la branche d'olivier le plus humblement tendue. Et pourtant, il serait bien à sa place sous les yeux désabusés de chacun de nous, au milieu de chaque famille et de chaque groupement humain, au plus profond du cœur de chaque conducteur d'hommes et de chaque être qui se croit appelé, sans aucune hésitation, à régenter ses voisins.... Mais voilà. Depuis plus d'un siècle, chacun s'applique avec zèle à dresser des chefs à une humanité qui en a déjà trop....

Que ne retrouvions-nous, à force de réflexion et de sens commun, le sage égoïsme des belles époques, où chacun travaillait à sa propre culture avec tout le désintéressement dont il était capable....

Bas de vignettes:

PLANCHE I Instrument de paix en argent massif, façonné en 1788 par François Ranvoyzé. (Trésor de Sainte-Anne-de-Beaupré.)

PLANCHE II Instrument de paix en argent, façonné vers 1810 par Laurent Amyot pour l'Eglise de l'Ile-aux-Coudres. (Au Séminaire de Chicoutimi.)

PLANCHE III Instrument de paix en argent, façonné vers 1805 par Pierre Huguet. (A l'église de Caughnawaga.)

PLANCHE IV Instrument de paix en argent, façonné vers 1810 par Pierre Huguet. (A l'église de Vaudreuil.)

PLANCHE V Instrument de paix en argent façonné vers 1820 par Henri Polonceau. (A l'église de Châteauguay.)

 

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Gérard Morisset (1898-1970)