Gérard Morisset (1898-1970)

1950.10.22 : Orfèvrerie - Influence française

 Textes mis en ligne le 10 mars 2003, par Marie-Andrée CHOQUET, dans le cadre du cours HAR1830 Les arts en Nouvelle-France, au Québec et dans les Canadas avant 1867. Aucune vérification linguistique n'a été faite pour contrôler l'exactitude des transcriptions effectuées par l'équipe d'étudiants.

 

Orfèvrerie - Influence française 1950/10/22

Bibliographie de Jacques Robert, n° 170

La Patrie, 22 octobre 1950, p. 26-27 et 55.

L'ORFEVRERIE FRANÇAISE AU CANADA

QUAND on réfléchit un tant soit peu sur l'existence matérielle des Français qui ont vécu en Nouvelle-France dès les premières années du XVIIe siècle, on en arrive à se poser un certain nombre de questions excitantes. Comment vivaient nos ancêtres? Qu'avaient-ils à se mettre sous la dent dès leur arrivée au pays? Quel était le cadre habituel de leur vie? Quelles étaient leurs occupations journalières et leurs distractions?

SI l'on s'intéresse quelque peu au côté artisanal de toute vie humaine, on peut se demander en quoi consistaient leurs objets familiers - comme les vases de table et de cuisine, les vases liturgiques -, qu'ils apportaient dans leurs bagages ou qu'ils façonnaient de leurs mains, sitôt leur arrivée au pays. Après avoir consulté nombre de vieilles paperasses d'autrefois et de vieux livres, on trouve des fragments de réponse à cette question, qui, sans doute parce qu'elle est purement matérielle, a peu intéressé nos graves historiens.

DANS les lettres de l'époque, dans les RELATIONS DES JÉSUITES, surtout dans les Inventaires après décès des premiers colons de la Nouvelle-France, maintes mentions, rédigées au jour le jour ou consignées dans des mémoires annuels, nous renseignent abondamment sur ce sujet. Il ne peut être question de reproduire ici ces écritures et ces textes dispersés dans nombre de vieux bouquins. Mais je voudrais en dire l'essentiel.

LES vases de table - écuelles et couverts, timbales et gobelets - sont parfois en étain fin, souvent en bois ou en terre cuite; les vases de cuisine et de buanderie sont, pour la plupart, en cuivre rouge ou en laiton - et l'on sait le rôle décoratif que jouent ces vases de métal dans les natures mortes du Grand Siècle et dans les tableaux de Chardin; les calices et les "soleils" - c'est ainsi qu'on appelle alors l'ostensoir - sont en argent massif ou en vermeil; mais les ciboires sont généralement en bois doré, et les autres vases liturgiques - comme burettes, plateaux et encensoirs - sont en fer-blanc ou en cuivre jaune. Il en existe d'ailleurs de fort beaux exemples au Château de Ramezay (Montréal), aux Archives de la province et à l'église de Saint-Anselme (Dorchester).

IL en est ainsi pendant de longues années. D'abord parce que les colons de notre âge héroïque ne sont pas riches et qu'ils s'en tiennent longtemps au strict nécessaire; ensuite parce qu'il serait inconvenant, sinon ridicule, de se servir d'ustensiles de grand luxe dans des maisons de bois ou dans des cabanes d'écorce de bouleau.

MAIS que la condition des habitants s'améliore et que la société française daigne s'occuper quelque peu de la lointaine province qui est en train de se constituer au Nouveau Monde, alors apparaissent en Nouvelle-France les habitudes sociales de la Mère-Patrie, notamment la magnifique orfèvrerie des familles bourgeoises du Grand Siècle.

L'EVEQUE de Pétrée, les prêtres du Séminaire et les Messieurs de St-Sulpice commandent à Paris de grands calices en vermeil, ornés de médaillons et couverts de ciselures; les chanoines de Chartres expédient à la mission huronne de Lorette et aux autres missions du pays (Sault-Saint-Louis et Deux-Montagnes) des reliquaires en argent d'une grande somptuosité, des calices et de menues pièces d'orfèvrerie; la duchesse d'Aiguillon et l'orfèvre parisien Dennemarche donnent à l'Hôtel-Dieu de Québec de magnifiques vases d'église et de réfectoire; la cour de Versailles multiplie ses dons de pièces d'orfèvrerie aux communautés religieuses, aux paroisses anciennes et aux missions des Jésuites; des bienfaiteurs anonymes ne se lassent pas de prodiguer aux sanctuaires de la colonie - tel Sainte-Anne-de-Beaupré - les vases les plus riches et les mieux façonnés. Bref à partir des environs de l'année 1675, la Nouvelle-France s'enrichit sans cesse en ouvrages d'orfèvrerie, soit qu'elle les reçoive en présents, soit qu'elle en fasse l'acquisition de ses propres deniers.

AINSI en est-il pendant tout le XVIIe siècle et pendant la première moitié du siècle suivant. Aussi longtemps que notre artisanat n'est pas définitivement constitué - et c'est avec la génération de Paul Lambert qu'il le sera fortement -, les ateliers français fournissent à la Nouvelle-France les vases d'église et de table dont elle a besoin; et chaque année, on constate à la lecture des livres de comptes de nos anciennes paroisses que nos trésors s'enrichissent de quelques ouvrages français, dont les trois quarts proviennent des ateliers parisiens. Même après le traité de Paris (1763), les orfèvres français ne perdent pas tout à fait leur clientèle canadienne; ils la conservent jusqu'à l'avènement de la Révolution. De sorte qu'on peut dire que pendant un siècle et demi, la France a fourni au Canada des centaines et des centaines de pièces d'orfèvrerie.

CHOSE digne de remarque, presque toute cette orfèvrerie française existe encore de nos jours. On la retrouve intacte, ou à peu près, dans nos vieilles églises et dans nos communautés religieuses du Régime français, dans des collections particulières et dans quelques-uns de nos musées. Elle comprend tous les vases et objets imaginables, des plus minuscules aux plus grands, des plus simples aux plus compliqués - du banal rond de serviette marqué d'un chiffre à la lampe de sanctuaire la plus imposante et la plus chargée d'ornements, de la burette la plus nue à l'aiguière la plus ouvragée, du gobelet le plus simple au vase à boire le plus tarabiscoté.

AU point de vue du style de cette orfèvrerie, j'y remarque la même variété dans les formes - avec cette seule réserve que le style Louis XV, expression esthétique de Paris par excellence, n'apparaît dans notre orfèvrerie française que d'une manière tout à fait épisodique - par exemple dans des éléments décoratifs secondaires, comme cartouches et médaillons. En général, les formes et les éléments du style Louis XV [sic] y dominent; et c'est tout à fait normal, puisque la Nouvelle-France s'est développée et a grandi pendant les plus belles années du règne du Grand Roi. Mais le style Louis XIII y figure avec honneur et dignité; le style Régence y représente les plus grandes audaces décoratives et les plus délicieuses élégances du début du XVIIIe siècle; le style Louis XVI y apparaît dans sa charmante simplicité et dans la fragilité de ses formes; et les styles de province, parfois tout imprégné encore d'onction ogivale ou d'habitudes techniques séculaires, y apportent une note de savoureux archaisme. Quant aux styles archéologiques qui ont fleuri au cours du XIXe siècle, il n'y a pas lieu d'en parler.

ON serait peut-être porté à croire que, pour satisfaire les goûts plus ou moins raffinés des coloniaux du Nouveau Monde, de simples apprentis ou des compagnons d'orfèvres parisiens possèdent suffisamment d'immagination [sic] et de savoir-faire. Le fait est qu'un certain nombre de pièces d'orfèvrerie française que nous possédons ne portent aucune marque d'orfèvre ni de jurande, pas même les marques habituelles des fermiers chargés de la perception des impôts sur les ouvrages d'argent; elles pourraient donc être attribuées à des compagnons ou à des apprentis qui les auraient façonnées frauduleusement - comme la chose se pratiquait parfois à Paris. Mais ce serait là une méprise grave. Si ces ouvrages ne sont pas poinçonnés - c'est-à-dire s'ils ne portent point les marques d'usage (poinçons d'orfèvre, de jurande corporation), de fermier et de décharge) -, c'est qu'ils ont probablement été façonnés pour le roi lui-même ou pour l'un de ses proches, donc qu'ils étaient soustraits aux prescriptions des ordonnances royales. Tels sont les grands calices en vermeil que Louis XIV a donnés vers 1675 à l'évêque de Québec, au Séminaire, à la cure de Québec et aux Sulpiciens de Montréal. Cependant il faut dire que l'orfèvrerie Française que nous possédons est, aux trois quarts et demi, marquée des initiales des orfèvres qui l'ont façonnée; elle porte également les autres marques que j'ai signalées plus haut - poinçons de jurande, de fermier et de décharge, de sorte que si l'on dispose d'une bonne table d'insculpation des marques des orfèvres de France, Paris et province, il est possible d'identifier un grand nombre de ces pièces d'orfèvrerie, d'en désigner les artisans et, parfois, de les dater à quelques années près; et pour peu que ces pièces comportent un chiffre, il est parfois possible d'en indiquer l'un ou l'autre des propriétaires.

QUELS sont donc les auteurs de cette admirable orfèvrerie? Ce ne sont peut-être pas les orfèvres les plus réputés du royaume, les plus illustres. On y chercherait vainement les noms des plus célèbres du XVIIe siècle et du XVIIIe - Les Ballin, les Roettiers, les Germain (sauf une pièce de Thomas Germain, dont je parlerai tout à l'heure), les Joubert et les Augustes. Mais ce ne sont pas non plus des artisans ignorés, ni les premiers venus parmi les orfèvres. En écrivant ces lignes, j'ai sous les yeux la nomenclature des artisans dont les noms reviennent le plus souvent dans l'histoire presque inédite de cette orfèvrerie. J'y relève quelques noms d'orfèvres de province, que connaissent bien les érudits de France. Tels Pierre Hanapier, maître-orfèvre en la ville d'Orléans; Thomas Mahon, probablement le plus illustre des orfèvres de la ville de Chartres, l'un des maîtres de la gravure sur argent; D.I.L., orfèvre d'Abbeville, en Picardie, qui a façonné avec une maîtrise incomparable, le plus bel encensoir de la Nouvelle-France - l'encensoir de St-Charles de Bellechasse; l'artisan J.B.T., de Saint-Maixent, auteur d'une aiguière de proportions imposantes et d'une grande finesse de dessin; quelques autres artisans, dont on ne connaît actuellement que les initiales.

LES autres noms que j'y trouve sont célèbres chez tous les amateurs d'orfèvrerie française: Thomas Germain, mort à Paris en 1748, "orfèvre prodigieusement habile et inventif, qui tempère les excès du rocaille et domine toute l'orfèvrerie française de l'époque de Louis XV", écrit Pierre Verlet; Michel Delapierre, artisan habile et sensible; Nicolas Outrebon, excellent orfèvre dont l'argenterie de table est d'une grande distinction de formes et d'ornements; Charles Girard et Germain Chayé, Paul Soulaine, Eloi Guérin et Adrien Daveau, artisans qui se sont habituellement distingués en ne suivant point la mode Louis XV, en cherchant plutôt à affiner les formes du style Régence. Enfin, il y a la dynastie des Loir.

LES Loir sont des orfèvres français les moins ignorés dans la province de Québec. L'aîné de la famille est probablement Alexis; né à Paris en 1640, il est mort dans la même ville en 1713; à la fin du XVIIe siècle, il est à Paris un personnage important; non seulement par ses ouvrages d'orfèvrerie, qui sont magnifiques, mais encore par les dessins d'ornements et de vases qu'il a publiés. Vient ensuite Jean-Baptiste Loir, qui a laissé quelques objets liturgiques d'une élégance toute mondaine et d'une technique vraiment étourdissante - tels les ostensoirs en argent de l'église de Beauport et de l'hôpital des Incurables, à Cartierville. De Louis Loir - peut-être le frère ou le cousin de Jean-Baptiste -, on sait fort peu de chose, sauf qu'il a façonné vers 1720 quelques vases d'église d'un style sobre et plaisant. De l'orfèvre Alexis Loir, sans doute apparenté au chef de la dynastie, on connaît actuellement quelques ouvrages d'orfèvrerie d'un style très simple et, surtout, des tableaux d'un métier précis et d'une couleur agréable; Alexis Loir est aussi bon peintre qu'orfèvre adroit et consciencieux.

LE plus illustre de la lignée des Loir est assurément Guillaume. Il est né à Paris, vraisemblablement en l'année 1690. De 1713 aux environs de l'année 1760, il façonne des centaines de pièces d'orfèvrerie religieuse; nous en possédons près d'une cinquantaine. On y chercherait vainement les excentricités du style Louis XV - ces courbes capricieuses et molles, ce déchiquetage des contours et cette asymétrie systématique qui caractérisent l'orfèvrerie de l'époque 1735-1750. Bien au contraire. Chez Guillaume Loir, la tradition évolue lentement, et c'est une tradition toute de mesure et de goût. L'orfèvre adopte, il est vrai, les formes romaines que les fouilles de Pompéi mettent à jour au milieu du XVIIIe siècle; mais il les assimile sagement, il les incorpore à sa propre substance, il les fond avec adresse en un style à la fois cohérent et plein.

LE Canada français possède tant d'œuvres de la dynastie des Loir - elles dépassent le nombre de deux cents -, qu'il est permis de se demander si ces orfèvres n'ont pas été les fournisseurs officiels, attitrés, d'une communauté religieuse - les Sulpiciens, par exemple -, ou de la cour de Versailles. Le fait est que chaque fois que Louis XV fait un présent de pièces d'orfèvrerie à quelque mission indienne de la Nouvelle-France, c'est l'un des Loir, le plus souvent Guillaume, qui les façonne et y appose son poinçon. Et quelles pièces magnifiques! Il faut avoir vu leurs calices et leurs chandeliers, leurs "soleils" et leurs aiguières pour se rendre compte de la plénitude des formes et de la pureté de galbe qu'ils ont su donner au moindre de leurs ouvrages. Mais n'anticipons pas.

* * *

Dans une simple chronique, il ne peut être question d'analyser ce trésor d'orfèvrerie française; il y faudrait toute une livraispn de la PATRIE. Je voudrais commenter en peu de mots, et dans l'ordre chronologique, les pièces les plus fameuses que nous possédons.

L'UNE des premières et, assurément, l'une des plus somptueuses est le reliquaire en argent de Lorette; il est fait en forme de chemise. D'un côté, c'est une gravure fort habile de l'ANNONCIATION; de l'autre, c'est une Madone tenant son enfant sur ses genoux, sujet qui, chose inexplicable, porte comme titre: Virgini pariturae (pourquoi ce titre - à la Vierge qui doit enfanter -, alors qu'elle tient déjà son enfant dans ses bras?) Quoi qu'il en soit de cette difficulté d'interprétation, la gravure de Thomas Mahon est d'une habileté et d'une souplesse extraordinaire; la pose aisée de la Madone, le maintien de l'enfant, le mouvement des draperies et des chevelures, le paysage fantaisiste qui entoure les personnages, la technique même de la gravure, tout dans cette œuvre est plein de vie et de gravité. Ce reliquaire, qui a plus de huit pouces de hauteur, a été donné en 1679 à la mission huronne de Lorette; le don vient des chanoines du chapitre de la cathédrale de Chartres - ce qui explique le contour du reliquaire en forme de chemise; il est, je le répète l'œuvre du grand orfèvre chartrain Thomas Mahon.

TOUT autre est le crucifix qu'Alexis Loir a façonné à la fin du XVIIe siècle pour la mission du Sault-Saint-Louis - aujourd'hui Caughnawaga. C'est un ouvrage d'un style Louis XIV à la fois robuste et élégant. Le Christ en argent est coulé d'après un modèle qu'on retrouve parfois chez nos orfèvres; les croisillons se terminent par des cartouches de style classique. Dans ce crucifix, le pied attire le regard par son sujet traité en bas-relief, JÉSUS AU JARDIN DES OLIVIERS. On y perçoit une vague influence de Girardon et dans l'ordonnance du [sic]

DE Jean-Baptiste Loir, je présente deux morceaux richement ornés: l'ostensoir de Cartierville, cantonné d'anges tenant des palmes; et l'ostensoir de Sainte-Gertrude (Nicolet) - il provient de Bécancour, dont l'ordonnance est plus simple. Je n'insiste pas sur l'allure tant soit peu mondaine de l'ostensoir de Cartierville. Mais je tiens à faire remarquer que le "soleil" de Sainte-Gertrude porte, sur le pied, une frise dyssymétrique qui n'est peut-être pas de la main de Jean-Baptiste Loir; en effet, cet ostensoir n'est pas seulement poinçonné par le maître parisien mais aussi par le maître québécois François Ranvoyzé, ce qui indique que celui-ci a retouché l'œuvre de son confrère parisien: Ranvoyzé est l'auteur de la croix et de cette frise dyssymétrique; le reste est de Loir.

LA grande écuelle de Thomas Germain (fig. 5), qui fait partie de la collection de M. Louis Carrier, date des années 1727-1728; elle ne porte pour tout ornement que ses deux anses fournies de médaillons. En dépit de sa somptuosité, elle ne donne qu'une faible idée du génie de son auteur. Il faut avoir vu, au Musée du Louvre, la grande écuelle avec son couvercle et son plateau, l'ensemble en vermeil, pour constater la maîtrise, l'esprit d'invention et le bon goût de cet excellent artiste.

VOICI deux grandes aiguières - elles ont plus de neuf pouces de hauteur - qui marquent le début de ce qu'on appelle habituellement le style Louis XVI. La première est l'œuvre de l'orfèvre parisien Nicolas Outrebon et date de l'année 1752; elle appartient à une collection particulière de Québec (fig. 6). La seconde a été façonnée vers 1764 par un orfèvre de Saint-Maixent; elle fait partie de la collection Carrier (fig. 7). L'œuvre d'Outrebon se ressent du retour à la simplicité qui caractérise le milieu du XVIIIe siècle; dans l'aiguière de Saint-Maixent, les éléments du style rocaille s'assagissent et voisinent avec les ornements romains que les fouilles de Pompéi ont mis à la mode vers l'année 1748.

QUELLE que soit la richesse de l'orfèvrerie de table qui nous est venue de France, c'est dans l'orfèvrerie d'église que nous possédons les œuvres françaises les plus somptueuses et les plus finement ciselées. Par exemple, les grands calices en vermeil que Louis XIV a offerts vers 1675 aux principales églises de la colonie, l'encensoir de l'Hôtel-Dieu de Québec, les ostensoirs de Lorette et de Caughnawaga, la belle statue de Saint Ignace de Loyola à la chapelle de la rue Dauphine à Québec, l'orfèvrerie de monseigneur de Pontbriand au Musée Notre-Dame à Montréal. Dans cette orfèvrerie brille l'encensoir, l'un des objets liturgiques les plus difficiles et les plus longs à construire. En voici deux: l'un de Paris, l'autre de province. Le premier date de l'époque 1748 et porte les initiales A.P.; il est, pourrait-on dire, bâti en force: la cassolette est ample et robustement galbée; la cheminée à deux étages est trouée de fins ajours, de sorte que les pleins l'emportent de beaucoup sur les vides; l'ensemble donne une impression nette de solidité; j'ajoute qu'il appartient à la maison huronne de Lorette. Tout autre est l'encensoir de Saint-Charles de Bellechasse; il a été façonné en 1756 à Abbeville (Somme) par un orfèvre dont on ne connaît actuellement que les initiales D.I.L.; il donne l'impression de frêle gentillesse avec sa cassolette menue, les fins treillis de sa cheminée et les fleurs de lis de la coupolette supérieure.

DE Guillaume Loir, le cadet de la lignée, nous possédons plus d'une cinquantaine de pièces d'orfèvrerie; ce sont en général des calices, des ciboires et des boîtiers aux saintes huiles; mais l'orfèvre parisien a aussi façonné d'autres objets, notamment des statues en argent et un ostensoir. De ses statues, la Madone d'Oka est assurément la plus belle: elle date des années 1731-1732; c'est un don personnel de Louis XV; avec son socle en ébène orné de plaques d'argent ouvragé, l'ensemble a plus de trois pieds de hauteur. La Vierge, jeune femme mince dont la taille est très haute et le port de tête altier, porte son enfant sur son bras gauche; de la main droite, elle tient avec une certaine fermeté le sceptre royal, comme la plupart des Madones du XVIIIe siècle. Le maintien plein de majesté de la jeune mère, la pose famillière et l'expression étonnée de l'enfant, le profil serein de la Vierge et la souplesse de son corps jeune, l'admirable composition de l'ensemble et le soin apporté à l'exécution des moindres détails, la science vivante du drapé, tout dans cette œuvre est parfait (fig. 10). Pour des raisons tout à fait différentes, l'ostensoir de la Rivière-Ouelle, qui date probablement de l'année 1750, est une œuvre aussi parfaite que la Madone d'Oka; de plus, il est à l'origine même du style Louis XVI [Note 1. Je me permets de rappeler au lecteur que ce qu'on appelle le style Louis XVI a commencé d'exister bien avant l'avènement de ce roi. En réalité, les éléments de ce style se manifestent en France vingt ans avant la mort de Louis XV.]; on y trouve des éléments du style Louis XIV, un motif de style Louis XV et, sur le balustre, un décor inspiré à l'orfèvre par les fouilles de Pompéi; de sorte qu'on peut affirmer que l'ostensoir de la Rivière-Ouelle est l'une des premières manifestations du style Louis XVI; son importance est donc considérable au point de vue de l'évolution des formes.

ENFIN je m'en voudrais de ne pas signaler une œuvre française d'une extrême richesse ornementale. Ce sont deux burettes en argent massif, qui se trouvent dans le trésor du Séminaire de Québec. Elles proviennent d'un sulpicien français réfugié au Canada, l'abbé François Ciquard, qui a eu mable [sic] à partir avec le gouverneur Carleton. Elles ne portent ni poinçon d'orfèvre ni marque de jurande; elles datent tout probablement de l'année 1750. Avec deux ou trois pièces de la collection de H. Louis Carrier, ces burettes constituent tout notre maigre patrimoine de style Louis XV. Ici le Louis XV est aimablement mondain et fleuri, mais il n'a rien d'excentrique. L'une des burettes est ornée d'un bas-relief qui représente la DERNIERE CENE; sur l'autre, le bas-relief représente le CHRIST ET LE SAMARITAIN; ces scènes sont rendues avec l'élégance propre au milieu du XVIIIe siècle; il y a un peu de mollesse dans le modelé des personnages, un peu de surcharge dans le décor; mais l'ensemble est éminemment décoratif et plaisant.

* * *

CE trop rapide coup d'œil sur l'orfèvrerie française au Canada laisse dans l'ombre une foule d'œuvres d'art sur lesquelles il eût été convenable d'insister. J'aurais dû, par exemple, commenter les lampes en argent de Sainte-Foy et de Caughnawaga, les ciboires de l'Hôtel-Dieu de Québec et de Saint-François (île d'Orléans), les vases à fleurs de la mission de Lorette, les grands plateaux de l'Hôtel-Dieu de Montréal, l'imposante Madone du Musée Notre-Dame, la somptueuse orfèvrerie de monseigneur de Saint-Vallier à l'Hôpital-général de Québec... J'y reviendrai probablement dans une chronique ultérieure où il sera question de trésors soigneusement conservés.

DANS cette chronique, j'ai tenu à réunir les éléments du sujet, à citer les noms les plus connus et à commenter les œuvres les plus importantes. C'en est assez, je crois, pour démontrer que nous sommes riches en orfèvrerie française et que nous devrions la connaître davantage.

Bas de vignettes:

(1) LORETTE - Mission huronne. Reliquaire en argent massif, donné à la mission de Lorette par les chanoines de la cathédrale de Chartres. Façonné et gravé par Thomas Mahon, orfèvre à Chartres, en 1679. IOA

(2) CAUGHNAWAGA - Crucifix en argent massif, dont le pied est orné d'un Christ au jardin des oliviers. Œuvre d'Alexis Loir, fin du XVIIe siècle. IOA

(3) CARTIERVILLE - Hôpital des Incurables. Ostensoir en argent massif, ciselé au début du XVIIIe siècle par Jean-Baptiste Loir. IOA

(4) SAINTE-GERTRUDE (Nicolet) - Ostensoir en argent massif. Soleil et balustre par Jean-Baptiste Loir; croix et pied par l'orfèvre québécois François Ranvoyzé. IOA

(5) MONTREAL - Collection Louis Carrier. Ecuelle en argent façonnée en 1727-1728 par Thomas Germain, orfèvre à Paris. IOA

(6) QUEBEC - Collection particulière. Grande aiguière en argent façonnée en 1752 par l'orfèvre parisien Nicolat [sic] Outrebon. IOA

(7) MONTREAL - Collection Louis Carrier. Aiguière en argent massif, façonnée en 1764-1765 par un orfèvre de Saint-Maixent. IOA

(8) LORETTE - Mission huronne. Encensoir en argent, martelé et ciselé vers 1748 par un orfèvre parisien dont les initiales sont A.P.. IOA

(9) SAINT-CHARLES (Bellechasse) - Encensoir en argent façonné vers 1756 par un orfèvre d'Abbeville (Somme). IOA

(10) OKA - Mission. Madone en argent massif, façonnée en 1731-1732 par l'orfèvre parisien Guillaume Loir. Don de Louis XV. IOA

(11) RIVIERE-OUELLE - Ostensoir en argent, façonné en 1749-1750 par l'orfèvre parisien Guillaume Loir. IOA

(12) QUEBEC - Séminaire. Burettes en argent massif, provenant de l'abbé François Ciquard. Œuvre d'un orfèvre parisien, époque 1750. IOA

 

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Gérard Morisset (1898-1970)