Architecte - La Joue, François de 1951.03
Bibliographie de Jacques Robert, n° 271
La Propriété et la construction, vol. 6, no. 3, mars 1951, p. 17-18 et 26.
La petite histoire de la construction dans le Québec
Un célèbre maître-maçon: François de La Joue
En compulsant les répertoires des notaires qui ont exercé leur profession à Québec entre les années 1680 et 1710, on constate que l'industrie du bâtiment &endash; maisons et navires &endash; est, avec la traite des fourrures, la plus florissante de la petite ville.
Dans les minutiers s'accumulent les marchés d'habitations, d'entrepôts, d'églises, d'édifices civils et conventuels. Certains années, les contrats de construction constituent le cinquième des minutes notariales; d'autres années, notamment celles qui suivent le grand incendie de 1682 ou le siège de la ville par l'amiral Phipps, les contrats relatifs au bâtiment, qu'il s'agisse de maçonnerie, de charpenterie, de menuiserie ou de forge, atteignent le tiers, ou peu s'en faut, des minutes notariales.
C'est dire que Québec grandit alors à un rythme acéléré. Mais ce n'est plus, comme au temps lointain des premiers colons, une ville de bois qui s'édifie; c'est une ville de pierre. L'ardoise sombre de Beauport et du Château-Richer alterne avec le calcaire gris, rouille ou vert du Cap-Rouge. Les maîtres-maçons ont donc la part belle dans le développement et la prospérité de Québec.
L'un des plus entreprenants de ces maîtres-maçons porte un patronyme qui a disparu depuis longtemps de l'état civil de la Nouvelle-France; c'est l'architecte François de La Joue.
Il a vu le jour vers l'année 1656 à Paris, paroisse Saint-Gervais. Son père, Jacques de La Joue, exerçait la profession de chirurgien; sa mère portait le nom de Madeleine Guérin. C'est à Paris que François de La Joue fait son apprentissage de constructeur. Qui le pousse, alors qu'il vient à peine de dépasser trente ans, à tenter l'aventure de la Nouvelle-France? Je n'en possède point la preuve. Mais je crois que c'est le marquis de Denonville, gouverneur du Canada. Alors tout entier à son projet d'établir une école de manufactures à Saint-Joachim, le gouverneur cherche des hommes de métier pour les mettre à la tête des différents ateliers de l'institution. François de La Joue, peut-être chômeur en ce temps de crise, se laisse convaincre et s'embarque pour le Canada.
A son arrivée à Québec, une déception l'attend. En raison de l'incertitude de l'avenir, les beaux projets du gouverneur et de l'évêque sont à l'eau; ou plutôt, leur exécution est remise à plus tard. Tant pis! Puisque l'immigrant La Joue est à mille lieues de la France et, ce qui est plus grave, sans le sou, il faut bien qu'il se résigne à rester à Québec et essayer d'y faire sa vie.
L'AMOUR ET LE MARIAGE
Tout aussitôt, il fait connaissance avec un maître-charpentier affable et travailleur, Pierre Ménage, qui a pignon sur rue dans le voisinage du château Saint-Louis. François de La Joue travaille avec Ménage à la maçonnerie de quelques habitations de la ville basse: même il loge chez le maître-charpentier, rue Saint-Louis, ce qui explique l'idylle qui ne tarde pas à se nouer entre le maître-maçon et la toute jeunette Marie-Anne Ménage. Le 31 octobre 1689, l'un et l'autre signent leurs conventions matrimoniales devant Maître François Genaple, notaire à Québec; l'un des témoins à l'acte est Robert de Villeneuve, ingénieur du roi. Le 3 novembre suivant, ils s'épousent à Notre-Dame.
François de La Joue, on le constate dès ses premières années en Nouvelle-France, est un architecte à la mode d'autrefois; en somme, c'est un maître d'uvre. L'art qu'il connaît à fond, parce qu'il l'a exercé pendant longtemps comme apprenti et comme compagnon, c'est assurément la maçonnerie. Mais à l'instar d'un grand nombre de maîtres-maçons de son temps, il connaît parfaitement les secrets de la charpenterie; il sait se servir des outils du menuisier; il est capable d'imaginer et d'exécuter un système compliqué de serrurerie; il s'entend à composer des encadrements de portes; bref, il se débrouille avec adresse dans tous les métiers du bâtiment.
Même il excelle dans un art qui touche de près à sa besogne de bâtisseur. De temps à autre, il se livre à l'arpentage, tout comme les autres maîtres-maçons de cette époque. Avant d'asseoir les fondations d'une maison de pierre, d'une église ou d'un édifice conventionel, il arpente le terrain et en fixe les bornes à la manière d'autrefois, c'est-à-dire en enfouissant dans le sol des débris de faïence, puis des piquets de cèdre. Et cet art, il ne l'exerce pas clandestinement, puisqu'il détient, dès l'année 1689, une commission d'arpenteur que lui a octroyée l'intendant.
Peu d'années après son établissement à Québec, notre architecte devient un personnage considérable. On recherche volontiers ses conseils: on sollicite son arbitrage dans les différends; on respecte ses décisions. Non seulement parce qu'il est un excellent bâtisseur; non seulement parce qu'il a l'intelligence lucide et la volonté ferme; mais encore parce qu'il en impose à tout le monde par son goût du risque, par son esprit d'entreprise et par son caractère. Il se lie d'amitié avec les bâtisseurs de la ville &endash; Claude Baillif, Hilaire Bernard dit Larivière, Jean Le Rouge, Pierre Gratis, Pierre Janson dit La Palme... Il est l'animateur de cette compagnie de Québecois qui se forme en l'année 1700 pour l'exploitation de la fourrure du castor. Il est de toutes les initiatives, de toutes les entreprises.
En l'année 1703, sa femme Marie-Anne Ménage meurt prématurément. Toute son affection se reporte sur ses enfants. Avec eux, il n'éprouve d'ailleurs que des consolations. L'une de ses filles, le cadette Marie-Agnès, épouse le sculpteur sur bois Pierre-Noël Levasseur, probablement le statuaire le plus original de l'Ecole canadienne du XVIIIe siècle; une autre, Marie-Madeleine devient la femme de Gilbert Boucault. Au reste, il n'a que des filles, qui font d'excellents mariages &endash; sauf Françoise, qui entre au couvent et se fait hospitalière à l'Hôtel-Dieu.
Avec les années, il amasse, semble-t-il, un capital important. Il en utilise une partie pour faire naviguer le navire "l'Africain". Entre deux entreprises de construction, il se livre au négoce avec les importateurs de La Rochelle, de Rochefort et de îles [sic] lointaines; exporte des peaux de castor et des quintaux de morue. En retour, il importe du rhum des îles, des tentures et des tissus, de la soie et des tableaux. Parfois le goût du commerce l'emporte sur l'attrait de l'art de bâtir. C'est ainsi qu'en 1710, il traverse en France sur son navire "l'Africain" pour s'occuper plus directement des intérêts de ses copropriétaires, et, on s'en doute un peu, pour forcer la fortune. Et quand il revient à Québec, il reprend le tire-ligne d'architecte et le grand compas d'appareilleur; mais il lui en coûte peut-être d'abandonner le négoce, tant il y a pris goût.
C'est ainsi qu'au printemps de l'année 1718, il s'embarque de nouveau pour l'Europe dans le but d'entreprendre des spéculations hardies; pendant ce temps-là, sa famille, restée à Québec, est aux prises avec le Conseil Supérieur à cause d'une misérable affaire de banc à la cathédrale. Pendant plusieurs mois, on ne reçoit plus de ses nouvelles; et un jour de l'année suivante, on apprend que François de La Joue est mort en Perse, "comme il paroist par une lettre escrite par monsieur Varlet, évesque de Babylone, à monsieur Thomas Thiboult, curé de Québec", est-il écrit dans les "Jugements et délibérations du Conseil supérieur" de Québec, à la date du 31 juillet 1719.
Dans l'inventaire, après décès, les biens de l'architecte dressé deux ans plus tard par Maître Luoet, notaire à Québec, je relève des créances de peu d'intérêt, la mention succinte des outils du tailleur de pierre et cette entrée relative à un tableau qui, naturellement, a disparu: "Déclare ledit Frontigny (gendre et procureur de François de La Joue) (la veuve de l'orfèvre Pierre que la dame veuve Gauvreau) a remis au Sieur de Morville un tableau à cadre doré représentant la Sainte-Famille, ayant promis audit Sieur de Morville de luy ceder gratis la part qui pourroit luy revenir dans ledit tableau."
La succession du défunt ne se règle définitivement qu'en 1725. Ses biens &endash; il ne lui en restait guère &endash; sont vendus par autorité de justice et ne produisent d'ailleurs qu'une somme dérisoire.
Dans les Jugements et délibérations du Conseil supérieur, nombreuses sont les entrées qui concernent la personne et les affaires de François de La Joue. Parfois, les conseillers lui donnent tort. La plupart du temps, c'est lui qui a raison. Je précise qu'il s'agit généralement de contestations d'une importance relative, qui se rapportent à la conservation de certains droits plutôt qu'à des revendications d'intérêts financiers.
Il ne peut être question d'évoquer toutes ces écritures. La tâche serait fastidieuse et quasiment inutile. Je voudrais simplement faire connaître, en quelques paragraphes, l'uvre de François de La Joue. Cette uvre était considérable au début du XVIIIe siècle. Qu'en reste-t-il de nos jours? En somme, assez peu de chose...
Il faut réfléchir que la ville de Québec a subi deux siècles désastreux, ceux de 1759 et de 1775, dont le premier a abîmé les trois quarts de la ville basse; que le feu a détruit une grande part des édifices que les sièges avaient épargnés; qu'enfin les Québecois insouciants ont laissé démolir ou tomber en ruine &endash; le résultat est le même &endash; le peu qui restait de son uvre.
C'est ainsi que la plupart des maisons, des entrepôts et des boutiques que François de La Joue a édifiés dans la partie basse de la ville n'existent plus depuis deux siècles; que la porte Saint-Jean, qu'il a construite en l'année 1693 avec la collaboration de son ami Hilaire Bernard dit Larivière et d'après les plans de Boisberthelot de Beaucourt, a été refaite à deux reprises, puis reconstruite au XIXe siècle et de nos jours sur des plans tout à fait nouveaux. Bien d'autres de ses ouvrages de maçonnerie, que nous font connaître les marchés authentiques des Archives judiciaires de Québec, n'existent plus &endash; telle la seconde église de la Sainte-Famille, dans l'île d'Orléans, qu'il a édifiée en 1702 et qui a disparu vers l'année 1747, peu après la construction de l'église actuelle.
Les deux seuls ouvrages qui subsistent de notre maître d'uvre se trouvent à l'Hôtel-Dieu de Québec et dans la chapelle des Ursulines.
A l'Hôtel-Dieu, c'est un pavillon enclavé dans des constructions moins anciennes. Il date de l'époque 1692. Au cours de l'année 1947, les promeneurs de la rue des Remparts pouvaient en voir la silhouette blanche et imposante au-dessus d'une muraille d'enceinte provisoirement éventrée.
Précisons que le marché intervenu entre les Hospitalières et l'architecte se trouve dans le minutier de Maître Gilles Rageot et porte la date de 1691; que les contrats de la taille de la pierre, dressés l'année suivante par Maître François Genaple, existent également et sont d'une grande précision dans les termes; qu'enfin la maquette qu'a modelée François de La Joue a disparu, sans doute au cours de l'incendie de 1755.
Mais ce n'est pas le seul service que notre architecte rend aux Hospitalières. Il leur procure aussi un tabernacle pour leur chapelle. L'affaire ne vas pas toute seule, comme on peut le constater par les lignes suivantes extraites des Annales de la maison:
(En 1716) nous reçumes, par le mesme vaisseau qui avoit amené Monsieur le Gouverneur (Vaudreuil), un très beau tabernacle que nous attendions depuis onze ans. Monsieur de La Joue, architecte de notre maison l'avait commandé à monsieur Hulot, sculpteur de Monsieur le duc d'Orléans à Paris, dans le dessein de nous en faire présent. Il luy paya mesme quatre cents francs d'auance; mais ses affaires estant devenues mauuaises, il ne se trouua plus en estat de nous en grattifier, et nous crusmes deuoir proffiter de son marché quil nous céda. Ainsy nous payâmes huict cens liures au delà de ce quil avoit donné..."
L'autre ouvrage d'architecture de François de La Joue se trouve dans la chapelle des Ursulines de Québec. C'est le retable de la chapelle, dont il a tracé les plans vers l'année 1715 et que le sculpteur sur bois Noël Levasseur, aidé de ses fils François-Noël et Jean-Baptiste-Antoine, a exécuté une vingtaine d'années plus tard.
Suivant l'expression consacrée par monseigneur Briand, c'est un retable à la récollette; il affecte donc la forme d'un arc de triomphe à l'antique. L'arc de triomphe est parfaitement reconnaissable avec sa colonnade corinthienne, ses trois ouvertures, son entablement et son rez-de-chaussée, enfin son attique. Cet ensemble décoratif rappelle beaucoup le retable de l'ancienne chapelle des Récollets de Paris, aujourd'hui l'hôpital militaire Villemin; il rappelle encore le retable de l'ancienne chapelle des Récollets de Sézanne (département de la Marne); il rappelle surtout l'imposant retable des Récollets de Châlons-sur-Marne, dont le bois de chêne, laissé au naturel s'accommode fort bien de simples filets d'or et de lisérés bleu vert.
Le retable des Ursulines ne possède point l'admirable patine du retable de Châlons. Mais il est composé avec un goût impeccable, avec un sens très juste des vides et des pleins et aussi une souveraine élégance. Evidemment, François de La Joue s'est ici souvenu des leçons du Grand Siècle; car, ajoute l'ANNALISTE des Ursulines, il s'est inspiré du retable du lycée Louis-le-Grand, à Paris c'est-à-dire l'ancien collège de Clermont.
Je m'en voudrais de ne pas signaler un autre ouvrage de François de La Joue. Cette uvre d'architecture n'existe plus, il est vrai; mais il en reste suffisamment de témoignages graphiques pour que l'examen de ce monument donne une idée assez juste du talent de son auteur.
Il s'agit de la reconstruction du fort Saint-Louis, d'après les plans et devis de Boisberthelot de Beaucourt, et de la réfection complète du château Saint-Louis, d'après les propres plans de François de La Joue. Les contrats de ces deux entreprises, passés devant Maître François Genaple, portent la date du 28 septembre 1692. En vertu des deux marchés, François de La Joue et Hilaire Bernard dit Larivière s'engagent envers le comte de Frontenac et l'intendant Bochart de Champigny à refaire les bastions et courtines du fort qu'avait érigé le chevalier de Montmagny en 1647, et à reconstruire le château, résidence des gouverneurs, d'après un dessin tout à fait nouveau.
Au printemps de l'année 1693, François de La Joue et son ami Bernard dit Larivière se mettent à la besogne. Sont-ce eux qui démolissent le vieux château &endash; au reste, il tombait en ruine &endash; et la courtine à contreforts qui fait face au Saint-Laurent? Je ne saurais le dire. Quoi qu'il en soit, ils retiennent les services d'André Morin et de son fils Siméon pour l'extraction de la pierre de blocage sur les lieux mêmes; ils minent le roc pour bien asseoir les fondations; enfin ils procèdent à l'érection des murailles et des murs de refend.
En août 1693, Frontenac signe un nouveau contrat avec François de La Joue, cette fois pour la construction d'un portail au fort Saint-Louis, face à la place d'Armes, d'après les plans de Boisberthelot de Beaucourt; il en signe un autre avec le beau-père de La Joue, Pierre Ménage, pour tous les ouvrages de charpenterie et de menuiserie; finalement, en l'année 1700, Champigny signe un dernier contrat avec François de La joue pour la bâtisse d'un pavillon latéral au château.
En dépit du désir de Frontenac d'entrer dans son château tout neuf avant de mourir, l'affaire marche avec un extrême lenteur. Et pour cause: Louis XIV, qui a besoin d'argent pour soutenir la lutte en Europe, coupe les fonds au bouillant gouverneur.
Celui-ci s'indigne et abreuve le ministre de ses récriminations; si bien qu'il finit par l'emporter. Malgré tout, c'est dans un château à demi terminé qu'il mourra en novembre 1698; et ce n'est qu'en 1702 que les travaux seront parachevés.
Abîmé par les bombes anglaises pendant le siège de 1759, le château Saint-Louis a été restauré en 1764. En 1808, sous l'administration de James Craig, il a été rehaussé d'un étage, agrandi et orné avec une certaine magnificence. On sait qu'il a été détruit en 1834.
Ce n'est pas le château de Frontenac, avec ses deux étages, qu'on voit sur la plupart des dessins et des gravures qui représentent le château Saint-Louis; c'est celui de Craig. Le château de Frontenac et de François de La Joue, on peut le voir sur quelques rares dessins et aquarelles du XVIIIe siècle.