web Robert DEROME
Sensibilisation à la joaillerie et à l'orfèvrerie
dans un contexte de patrimoine québécois
au niveau de la classe d'art

© Jacques-Albert Wallot, Bruno Joyal et Robert Derome
Université du Québec à Montréal, départements d'arts plastiques et d'histoire de l'art

Congrès de l'Association des éducatrices et éducateurs d'art du Québec
et de la Société canadienne d'éducation par l'art
Montréal 11 octobre 1997


Introduction.

Au Québec, les arts plastiques constituent une matière obligatoire au début du secondaire. Le programme ministériel d'arts plastiques insiste, à titre d'objectif général, sur la nécessité pour les élèves de « faire » des images et de les « voir », c'est-à-dire de les comprendre. Un des aspects de ce programme, le module Art et société, porte sur la sensibilisation à des aspects du milieu culturel immédiat : le bâti, les véhicules, le mobilier et tous ces objets qui témoignent des genres de vie. Au niveau de la deuxième secondaire particulièrement, le module Art et société cible divers aspect du « patrimoine québécois ». À ce titre, les maisons, lieux de cultes, bâtiments publics anciens, mais aussi la peinture, la sculpture, le mobilier, l'orfèvrerie et objets de culte constituent des éléments de contenus spécifiquement énumérés dans le programme.

Le projet.

Notre thématique fut choisie à la suite de la présentation d'une exposition consacrée aux Orfèvres montréalais des origines à nos jours tenue à la Galerie de l'UQAM et accompagnée d'un catalogue (Derome 1996). Dans le cadre d'un cours de Didactique des arts plastiques au secondaire du baccalauréat en arts visuels de l'UQAM, qui s'adresse à de futurs enseignants en arts plastiques, nous avons décidé d'exploiter cet aspect du programme en focalisant notre attention sur le thème de la joaillerie et de l'orfèvrerie. Nous avons demandé à chacun et chacune de ces étudiants maîtres de créer un objet de joaillerie ou d'orfèvrerie, objet inspiré, interprété, à partir d'un tableau ancien du Québec (généralement du XIXe siècle) ou de tout autre support documentaire jugé adéquat, livres, catalogues etc.. L'objectif de cette demande aux étudiants était d'en exploiter subséquemment les applications pédagogiques. Les productions dont il est question ici ont donc été réalisées par des étudiants maîtres en éducation artistique.

La méthodologie.

Ce projet se situe indirectement à l'enseigne de l'enseignement stratégique en ce qu'il s'intéresse à la contextualisation d'un objet d'apprentissage. Pour Tardif (Tardif 1997) et Mérieux (Tardif 1996/03) en effet, « toute connaissance construite porte la marque de son contexte initial » . Elle s'appuie sur les intérêts des élèves et, dans ce cas-ci, sur celui des étudiants. L'idée de proposer la création d'un bijou, d'un objet d'orfèvrerie, était susceptible de s'ancrer dans les champs d'intérêts des étudiants. Il s'agissait d'abord de créer un objet, une image, à titre d'étudiants dans inscrits un baccalauréat en arts visuels, mais au profil enseignement. En ajoutant la demande d'une référence à l'art ancien du Québec, on proposait ainsi une sorte de recontextualisation. Les étudiants devenaient ainsi confrontés à un problème de « citation » ou de « référence ». Enfin, l'étude en classe des retombées pédagogiques subséquentes à ce projet de création constitue une tentative d'isoler des principes pédagogiques « à l'état pur » pour ainsi dire. On pourrait peut-être alors parler de décontextualisation.

Dans les faits, il s'agit bien ici d'outiller ces futurs étudiants maîtres pour qu'ils puissent concevoir, pour le niveau d'enseignement secondaire, des cours d'arts visuels de qualité. Pour Sydney Roberts Walker (Walker 1996/09), « locating a broad interpretative idea is a major first step in designing studio instruction ». En effet, la création d'un bijou, d'un objet d'orfèvrerie « inspiré », nécessitait de la part des étudiants de questionner, de transgresser, la fonction utile ou symbolique de l'objet ainsi créé.

Quelques productions font ici l'objet d'une description. Elles ont été choisies pour leur valeur d'exemplarité.


1. Vivianne Latourelle, Jeu de Dames.

Dans ce Jeu de dames de Vivianne Latourelle les carrés noirs sont occupés d'un coté par des portraits de religieuses (Mère Soumande de Saint-Augustin copiée en 1842 par Émilie Tourangeau d'après un portrait exécuté par Michel Dessailliant de Richeterre au début du XVIIIe siècle ; Mère Marguerite-Thérèse Lemoine-Despins par François Beaucourt en 1792 ; Soeur Sainte-Anne et Soeur Saint-Joseph peintes en 1841 par Antoine Plamondon) et de l'autre par des femmes en costumes civils (quatre portraits peints par Antoine Plamondon en 1836 et 1842 : Madame Thomas B. Wragg, née Mary Ann Wilkins ; Made John Redpath, née Jane Drummond ; Madame Joseph Guillet dit Tourangeau, née Caroline Paradis ; Madame Elzéar Bédard, née Julie-Henriette Marrett) (Béland 1991).

Les pièces rouge et noir du jeu de dames traditionnel ont été substituées d'un côté par des petites croix comme celle de Soeur Saint-Alphonse, et de l'autre côté par de petites formes ovales qui rappellent les bijoux civils des dames de la bourgeoisie. Cette composition met bien en relief les deux univers en opposition qui se côtoient ou s'affrontent, le civil et le religieux. Le jeu se joue sur des carrés monochromes de couleur bis afin de bien mettre en reliefs les portraits choisis.

L'idée de la boîte provient pour sa part de trois objets civils reproduits dans le catalogue sur les Orfèvres montréalais des origines à nos jours tenue à la Galerie de l'UQAM (Derome 1996). La boîte de Joseph Tison, qui date de 1805-1820, était utilisée par les hommes pour y mettre leur tabac, ou par les femmes pour y mettre des objets précieux ou des médicaments. Celle fabriquée en 1907 par Richard Hemsley fut offerte à l'ingénier Charles MacDonald ; les émaux y réfèrent à ses ouvrages d'ingénierie (les ponts qu'il a construits) et à ses loisirs nautiques (yacht et voilier). Celle aux lucanes et feuilles d'érables réalisée vers 1946-1951 par Paul Petersen, orfèvre immigré du Danemark, qui pouvait contenir les cigares de ces messieurs ou les falbalas de ces dames, réfère aux combats entre les mâles lucanes avant la conquête de leur dulcinée.

On se trouve donc ainsi face à trois références masculines dans la forme de boîtes précieuses, qui servent à contenir des trésors, soit ceux des portraits de ces dames, qu'elles soient religieuses ou civiles. On n'est pas loin des grands archétypes humains fondamentaux, les oppositions homme/femme, religieux/civil, sacré/profane, travail/loisir, auxquels le monde contemporain n'échappe pas.

Un modèle pédagogique peut-être dégagé de l'objet de Vivianne Latourelle. Elle utilise la structure du jeu comme modèle relationnel pour contextualiser socialement l'art d'une autre époque. Ce point de vue aide à comprendre la fonction sociale et l'importance de la peinture ancienne au Québec par rapport à l'ensemble de la production de l'époque. À ce point de vue, le bijoux devient particulièrement intéressant, parce qu'il est lié au statut social de son propriétaire et où la somptuosité concurrence souvent l'aspect symbolique. Par exemple, les bijoux purement décoratifs d'une grande bourgeoise dépassent souvent en magnificence le diadème emblématique de la noble dame. Le bijou, le costume et le mobilier, l'architecture et la nature jouent un rôle très révélateur dans la peinture de l'époque. L'accès global amorcé par le jeux semble à première vue nous détourner de l'art mais il ouvre une voie royale qui permet de découvrir le sens des valeurs esthétiques du passé en les comparant aux valeurs actuelles. Depuis la lancée du XVIIIe siècle et la définition de la notion d'esthétique avec Hegel on a tendance à aborder l'art par ce qu'il a d'irréductible, la terminologie moderne du langage plastique traduit bien cette réalité.

Sur le plan de la didactique, ce niveau de langage a le tort d'être essentiellement abstrait. L'apparition de cette terminologie dans les programmes de niveau scolaire coïncide avec la pénétration des théories du Bauhaus. Ce phénomène représente la reconnaissance de l'esthétique par la société industrielle. Il était donc naturel que l'enseignement scolaire des arts s'actualise en adoptant aussi le langage nouveau. Ce modèle a porté ses fruits puisque l'enseignement de l'art a atteint le statut de discipline dans le curriculum scolaire, Son application demeure tout de même problématique au niveau méthodologique ; force est de constater que le langage plastique doit être considéré comme un fondement théorique ou un aboutissement de l'enseignement des arts plastiques et non un outil pédagogique en soi. La proposition de Vivianne Latourelle évite l'écueil de l'analyse trop abstraite pour l'élève de niveau secondaire. Les choix esthétiques ne sont pas gratuits : ils s'inscrivent dans le tissu social et par extension dans le rôle particulier qu'un individu y joue ou aimerait y jouer. Ainsi, le costume de la religieuse du XIXe siècle est empreint de sobriété, de dignité et de solennité ; il s'oppose au costume de la grande bourgeoise qui affiche sa richesse tout en maintenant une certaine modestie qui la démarque volontairement de l'outrance du somptueux costume de la dame noble


2. Manger le corps du Christ :
Annie Thibodeau, Un ciboire sacoche.

Pour Annie Thibodeau, « il n'y avait de plus belle vaisselle » que celle qu'elle pouvait voir, enfant, lorsqu'elle allait à l'église et qu'elle agissait comme « servant de messe ». S'appuyant sur un dessin d'enfant de six ans représentant une « sacoche », lieu où l'on conserve généralement son argent, Annie Thibodeau a réalisé un ciboire avec des tissus de type « courtepointe » sur lequel du papier or fut encollé. Le couvercle du ciboire est relié au vase par une fermeture éclair typique qui ferme les sacoches, allusion humoriste et un peu insolente aux rapports de l'église d'autrefois avec l'or et l'argent, mais peut-être aussi aux fermetures éclairs derrières lesquelles se cachent d'autres trésors, ceux de l'érotisme réprimés par l'église. Le ciboire ici interprété est inspiré de ceux de François Ranvoyzé, l'un des plus grands créateurs de l'orfèvrerie québécoise, actif de 1771 à 1819, qui nous a laissé des centaines d'objets tous plus intéressants les uns que les autres (Derome 1983).

Au plan artistique, la tradition des courtepointes, de l'orfèvrerie, ainsi que le recours actuel à la récupération en art, se condensent dans ce projet. Dans l'art religieux on faisait appel à tous les sens et dans ce cas-ci on réfère explicitement au toucher et à la vue, peut-être aussi à l'odorat, stimulés par les ornements liturgiques et les vases sacrés. Au plan pédagogique, il permet aux élèves de deuxième secondaire, une familiarisation de premier niveau avec un aspect spécifique du patrimoine québécois. Cet objet projette au premier plan deux attitudes inhérentes à l'art : la critique sociale et le détournement de sens. De tout temps les artistes ont commenté la réalité tout en la décrivant. Le commentaire est parfois caché, encodé dans un second niveau de lecture comme dans les fables évangéliques de Breughel ou les portraits de la famille royale d'Espagne Goya. A ce titre Daumier est probablement le premier artiste à utiliser la dérision de façon aussi explicite, il témoigne en cela de son temps qui est celui de la presse politique, le journal d'opinion. L'art témoigne de l'évolution sociale. Le registre de la dénonciation est fort étendu, il va de la tragédie à la caricature.


3. Sylvie Guilbeault, Le livre motif.

Le projet de Sylvie Guilbeault montre un livre fait de matériaux de la nature : papier recyclé fait main, encre, papier recyclé, fil de coton, fusain, cuir et objets trouvés (branches, roches, fourrure). Plusieurs techniques ont été utilisées, « à partir d'une plaque de lino, gravée d'un motif ; gaufrage, impressions, frottis au fusain et enfin, fabrication artisanale du papier. Autant de techniques qui pourraient être proposées aux élèves du secondaire. »

Sylvie Guilbeault a travaillé à partir d'un des nombreux autoportraits de Zacharie Vincent Telari-o-lin (1815-1886). Natif de Wendake (Village-des-Hurons) et émule d'Antoine Plamondon, il aimait s'autoportraiturer en exhibant ses plus belles pièces d'orfèvrerie, médaille et couronne (Derome 1996). L'artiste s'y est représenté paré d'une médaille, d'un bracelet et d'une couette. Sylvie Guilbeault s'est inspiré de cette dernière pour réaliser son livre motif. La couette était une broche à épingle qui servait à décorer les vêtements des amérindiens. Ces bijoux étaient fabriqués en très grandes quantités par les orfèvres de Montréal et servaient de troc. Les amérindiens les obtenaient en échanges de fourrures. Leurs motifs décoratifs d'art populaire ont été importés de son Écosse natale par le grand orfèvre Robert Cruickshank, formé et actif à Londres de 1759 à 1774, puis à Montréal de 1774 à 1807. La forme ronde et concave de ces ornements renvoie aux motifs qu'appréciaient les amérindiens.

« Couette », l'objet et le mot laissent songeur. Puisque le mot nous renvoie à un dédale d'association où l'on se perd rapidement, autant l'aborder par la forme qui est celle de la fibule antique. La fonction décorative qu'elle occupe dans le portrait de Zacharie Vincent renforce cette hypothèse puisque la fibule donne naissance aux bijoux en forme de broche portés depuis l'antiquité. Les signes qui ornent ces bijoux sont aujourd'hui considérés à tort comme des motifs d'ornement. Les ethnologues comme F. Boas (Boas 1955) nous enseignent que des groupes humains voisins donnent des sens différents à un même motif. En ce sens ces motifs ont une double fonction qui réunit l'héraldique et l'écriture, hypothétiquement ils pourraient représenter le totem de la tribu. Réaliser des motifs emblématiques, de signalisation ou tout simplement des messages dans un prolongement des exemples historiques, peut s'avérer une piste pédagogique intéressante.

Au plan artistique, ce projet peut sensibiliser les élèves au marché de l'orfèvrerie au Québec au tournant du XIXe siècle, mais aussi à l'art vestimentaire des amérindiens et à leur acculturation face aux productions artistiques et commerciales de l'homme blanc. Au plan pédagogique, ce projet se concrétise dans des techniques avec lesquelles les élèves du secondaire sont familiers.


4. Nadine Drolet, Une boîte portrait.

Nadine Drolet quant à elle a construit une boîte inspirée de deux tableaux de François Malépart de Beaucourt (1740-1794), lesquels furent peints en 1793-1794, soit ceux d'Eustache-Ignace Trottier dit Desrivières et de son épouse Marguerite-Alexis Mailhot. Beaucourt est né à Laprairie, près de Montréal. Il émigre à Bordeaux où il se marie et est reçu à l'Académie. Il voyage en Europe, en Angleterre, dans les Antilles et aux États-Unis. Il passe les deux dernières années de sa vie à Montréal où il peint une société elle aussi en contact avec toutes ces influences internationales. Ce qui est particulièrement bien illustré dans les accessoires avec lesquels Marguerite-Alexis Mailhot s'est fait protraiturée : le service du thé apporté par les britanniques ; la chaise imitant les styles Queen Anne et Georgien à la mode en Angleterre, aux États-Unis et au Canada ; la miniature de son fils Basilique-Benjamin Trottier Desrivières Beaubien, peinte à Philadelphie par l'artiste américain James Peale ; la boîte en or semblable à celle conservée à l'Archevêché de Québec de fabrication parisienne ; la magnifique fontaine d'un style international qui peut être tout aussi bien français, anglais, européen ou américain ; et finalement l'aiguière et la cuillère en argent probablement de fabrication locale (Derome 1996).

Nadine Drolet fusionne les portraits des époux en un seul sous le couvercle de la boîte. À l'intérieur, on retrouve les deux tableaux dans leur forme originale, ainsi que des détails reproduits en photocopies couleur encollées sur des petites plaques de masonite. Celles-ci sont recouvertes d'un vernis polymérisé imitant celui d'une huile sur toile. L'une de ces plaques, reproduit « en agrandi » le pendentif porté par Marguerite Mailhot et qui fait voir le portrait miniature de son fils Basilique-Benjamin Trottier Desrivières Beaubien.

Au plan artistique, ce projet est susceptible de permettre une familiarisation avec un peintre de la fin du XVIIIe siècle à travers l'expérience de la réinterprétation, tandis qu'au plan pédagogique, il permettra de rejoindre les élèves par le recours à des techniques mixtes et des matériaux de récupération. Il permet également de démontrer les multiples influences culturelles présentes dans le Québec de la fin du XVIIIe siècle qui enrichissaient la vie culturelle quotidienne.

Ce travail touche à une formule tout à fait particulière à l'art occidental, la mise en abîme. Celle ci consiste traditionnellement à insérer une image cadrée dans une autre. Les tableaux, les miroirs et les livres sont les formules les plus fréquemment employées. L'exemple le plus célèbre étant ce miroir placé tout au centre des Ménines de Velasquez, où apparaissent Philippe IV d'Espagne et la Reine Marguarita. Les articulations de ce type sont toujours fascinantes parce qu'elles font voyager le spectateur dans l'espace et dans le temps. Ce genre d'exercice suppose un degré de connaissance assez avancé qui correspond en gros à la fin du secondaire.


5. Un objet singulier :
Stéphane Lauzon, Une mouchette fondante.

Stéphane Lauzon était plutôt fasciné par l'orfèvrerie. Il s'est intéressé à un objet qui lui paraissait « totalement inutile à première vue ». Les mouchettes avaient pour fonction de couper les mèches des chandelles afin d'en éliminer la partie carbonisée et de maintenir celle-ci propre. Il semble que les mouchettes provenant des sites de Parcs Canada dateraient du XVIIIe siècle ou du début du XIXe siècle et qu'elles seraient de métal ferreux ou de laiton. On en connaît une magnifique version en argent, fabriquée en France au début du XVIIIe siècle et conservée à Montréal par les soeurs de la Congrégation Notre-Dame (Trudel 1974, p. 76, n° 17) et qui porte les armoiries d'une famille noble, les Abbadie de Saint-Castin.

La contrainte pédagogique à laquelle se sentait confronté Stéphane Lauzon, c'était d'avoir recours à des matériaux accessible aux élèves du secondaire. De là vient l'idée de la mouchette en « cire » ou en savon tandis qu'au plan strictement artistique, elle pourrait facilement être jumelée avec une chandelle en métal. Au plan artistique, « la perte de sens entre le sujet et sa matière propre » pourrait, selon lui, être une approche à proposer aux élèves du niveau secondaire. Cette perte de sens peut aussi s'assimiler à toutes les manipulations qui procèdent de l'inversion, de la politisation ou de tout autre discours que l'on superpose sur l'oeuvre d'art. Nous pensons ici à ces tableaux qui ont pour base l'Olympia de Manet. Une première version « activiste noire » nous a donné une Olympia noire avec une servante blanche. Ou encore, plus récemment, la version « féministe dure », Olympio, jeune homme qui occupe le même lieu et tient la même pose, accompagné d'une femme soldat en costume kaki et masque à gaz lui tient lieu de servante.


6. Stéphane Dusseault, De l'usité à l'inutile.

Cette installation de Stéphane Dusseault présente une très longue tige d'acier doux fixée horizontalement au mur et dont les bouts se terminent par des ustensiles en acier inoxydable, soit une cuiller et une fourchette. En dessous et au centre, une technique mixte sur papier apposée au mur illustre un ustensile similaire issu de la tradition coloniale américaine, un sucket fork, ustensile dont une extrémité se termine en cuiller et l'autre en fourchette. Ce terme dérive de succade, terme désignant des fruits confits accompagnés de sirop (Kauffman 1969, p. 57).

Stéphane Dusseault indique bien qu'il a décelé dans cet objet, « le fantôme d'un objet binaire particulièrement inutile puisque ses deux fonctions ne peuvent s'appliquer au même instant ». Il n'en fallait pas plus, a-t-il ajouté, « pour imaginer l'inustensile ». Quant à la surface technique mixte installée au mur, il s'agit d'une représentation miniaturisé du même ustensile binaire marouflé sur une surface goudronnée. « Le fond est composé par la numérisation d'une page de registre d'un marchand d'argenterie anglaise au XVIIIe siècle » tandis que l'addition « d'une patine au goudron diluée contribue à détacher l'ustensile de ce fond pour amener l'idée de suspension spatiale ».

Au plan pédagogique, Stéphane Dusseault rappelle que les ustensiles de table et l'argenterie « sont des sources inépuisables d'inspiration ». La métamorphose de ces ustensiles et objets d'argenterie, soit par « anthropomorphisation » ou autrement, les liens avec les thèmes classiques soit de la « nature morte », ou celui du « déjeuner sur l'herbe » ou celui du « trésor », ne constituent que quelques exemples de transpositions thématiques possibles.

Une large partie du discours de l'anthropologie sert à démontrer comment les créations matérielles de l'homme, tout particulièrement l'outillage et par extension les ustensiles, s'inscrivent dans une matérialisation des gestes humains. L'existence d'un outil est fonction de sa nécessité, elle peut se situer entre le besoin universel et l'efficacité réelle. L'ustensile de table échappe presque totalement à l'efficacité réelle, il appartient surtout à l'étiquette. Il suffit d'ajouter ou de modifier, à sa guise, une de ces règles pour provoquer une révolution dans l'ordonnance de la table. Avez-vous entendu parler des nouveaux « coutciseaux » de table ? Fini les pertes de temps ! Chaque bouchée aura désormais la forme et le poids qui vous convient !


7. Martine Lemire, La croix de Soeur Saint-Alphonse.

Le Portrait de Soeur Saint-Alphonse fut peint par Antoine Plamondon en 1841. Une publication lui a été dédiée par le Musée des beaux-arts du Canada où il est conservé (Porter 1975). Quelques années plus tôt le même artiste avait peint les traits de la jeune fille, Marie-Louise Émilie Pelletier, en costume civil. La composition du tableau suit les principes académiques savants appris par Plamondon à Paris lors de sa formation, entre 1826 et 1830, dans l'atelier de Jean-Baptiste Guérin, dit Paulin-Guérin, peintre officiel du roi Charles X. En 1841 Plamondon a également peint deux autres portraits de religieuses dans le même style et avec la même composition : Soeur Saint-Joseph et Soeur Sainte-Anne, portraits conservés au Musée des Augustines de l'Hôpital général de Québec. Toutes portent l'habit de la communauté, tiennent un livre entrouvert par un doit et une croix pectorale reliquaire. Ces petites croix qui s'ouvrent pour y mettre des reliques, furent fabriqués par plusieurs orfèvres québécois. Les plus anciennes ne nous sont souvent connues que par les archives car elle ont souvent été fondues. Le Musée des beaux-arts du Canada à Ottawa en conserve une de François Sasseville du même modèle que celle peinte par Plamondon, avec toutes des motifs décoratifs ciselés qui n'apparaissent pas sur le tableau.

Pour l'étudiante Martine Lemire, la croix symbolise de la foi chrétienne et est ici représentée par des clous, sorte de métaphore de la crucifixion mais aussi quelque peu sadomasochiste, transgression sublime, du pouvoir « implanté » de l'église sur le patrimoine québécois de l'époque. La représentation de la croix par des clous a donc ici une double signification. La représentation de soeur Saint-Alphonse, perçue par l'étudiante comme symbole de la pureté, se révèle sous forme d'un objet tridimensionnel à géométrie variable : le voile est composée de cire blanche (allusion aux cierges peut-être), le livre est pris comme symbole du rôle éducatif des religieuses au Québec et l'image du visage de la religieuse est traduit par une image numérisée d'une reproduction du tableau de Plamondon. Au plan pédagogique, ce projet rejoint l'orfèvrerie religieuse, la peinture historique au Québec et s'inscrit aussi dans l'histoire du portrait. Ce tableau devient le point de départ pour un autre objet, mais cette appropriation dépasse le simple niveau de l'emprunt du motif formel. L'objet devient un prolongement du tableau, la matérialisation des méditations d'un artiste du XXe siècle face à une oeuvre du XIXe siècle. Mais il est aussi la manifestation d'un peintre de grand talent à l'apogée de sa carrière. L'interprétation proposée par Martine Lemire nous fait mesurer la profondeur de cette oeuvre de même que la distance idéologique des jeunes artistes d'aujourd'hui par rapport à la religion qui suscite en eux de profondes réflexions et appropriations par le biais de la déconstruction et de la reconstruction sous forme d'un jeu symbolique d'assemblages multiples.


8. Sophie Masson, La bague de Monseigneur Rémi Gaulin.

Le Portrait de Monseigneur Rémi Gaulin peint par Jean-Baptiste Roy-Audy en 1838 fait partie de la collection permanente du Musée du Québec (Béland 1991). Bien que souvent reproduit dans les livres d'art de tableaux québécois, il est probablement peu connu du public. Il s'agit d'un portrait en trois-quarts, montrant Monseigneur Gaulin avec son avant bras légèrement avancé, ce qui laisse voir sa bague à l'avant plan. Le tableau de Roy-Audy est caractérisé par « la netteté des plans » et par la « richesse des tons et le réalisme savoureux des détails vestimentaires » (Masson 1997/04).

Roy-Audy était un artiste autodidacte itinérant qui dut se déplacer de plus en plus loin pour fuir le monopole de Plamondon sur le marché local. On sent la copie des procédés de composition que Plamondon utilisa dans son portrait de Louis-Joseph Papineau exposé à Montréal en 1836, dans la représentation d'un personnage assis devant un bureau de travail, la main sur un document, avec une bibliothèque à l'arrière plan. Roy-Audy s'est probablement rendu à Kingston exécuter cette oeuvre là où le portraituré officiait à ses fonctions épiscopales. Ce tableau fait partie des dernières oeuvres de Roy-Audy, puisque peu de temps après on perd sa trace après son passage à Rochester.

Le projet de Sophie Masson vise à offrir une interprétation de la bague de Mgr Gaulin. Il s'agit d'un objet délibérément grossi afin qu'on puisse en voir tous les détails, bague réalisée en plexiglass, pâte à modeler à cuire (type FIMO), qui fut ensuite peinte et recouverte de feuille d'or. En s'approchant de la bague, on s'aperçoit que celle-ci s'ouvre comme c'était le cas à l'époque pour laisser voir... « diable ! » ...une photo de figurante de revue pornographique montrant son aimable arrière-train au voyeur. Au plan artistique, le public peu familier avec Jean-Baptiste Roy-Audy, n'oubliera jamais ce tableau. Cet objet s'inscrit dans la même ligne que le précédent, mais en ajoutant la dérision. En un sens, il va plus loin, puisqu'il tente de nous introduire dans la psychologie du personnage. Ce qui a pour effet de justifier la présence d'une image érotique dans le contexte d'une image d'art. Le subterfuge est habile.

Conclusion.

Le postmodernisme instaure l'art de citation, même si les oeuvres demeurent la propriété intellectuelle des artistes qui les ont créées, elles deviennent en même temps des éléments du paysage culturel qui, comme la nature, peuvent servir de matière à d'autres oeuvres. Du point de vue pédagogique ce postulat est d'autant plus intéressant que l'oeuvre contient beaucoup plus que les apparences formelles. Ce type d'approche pédagogique permet de se réapproprier l'histoire au sens large du terme comme motivation en art. On peut parler d'imitation au sens vrai puisque l'élève est amené à se réapproprier le contexte de production de l'oeuvre ; ceci exclut l'exercice vide de sens qui consiste à reproduire l'apparence externe.

Bibliographie

Sensibilisation à la joaillerie et à l'orfèvrerie dans un contexte de patrimoine québécois au niveau de la classe d'art

Béland 1991

Béland, Mario (sous la direction de), Paul Bourassa, Laurier Lacroix, John R. Porter, Didier Prioul, Mary Allodi, Victoria Baker, Denis Castonguay, Joanne Chagnon, Lydia Foy, Gilbert Gignac, Yves Lacasse, Eva Major-Marothy, Denis Martin, Stanley G. Triggs, La peinture au Québec, 1820-1850, nouveaux regards, nouvelles perspectives, Québec, Musée du Québec / Les publications du Québec, 1991, 608 p..

Boas 1955

Boas, Franz, Primitive Art, New York, Dover, 1955, 372 p..

Derome 1983

Derome, Robert, et José Ménard, « Ranvoyzé, François », Dictionnaire biographique du Canada, Volume V, de 1801 à 1820, Québec, Les Presses de l'Université Laval, 1983, p. 778-781.

Derome 1996

Derome, Robert, Les orfèvres montréalais des origines à nos jours, catalogue chrono-thématique, Exposition présentée à la Galerie de l'UQAM du 30 mai au 22 juin 1996, Montréal, Université du Québec à Montréal, 1996, 95 p..

Drolet 1996/04

Drolet, Nadine, Une boîte portrait, Montréal, Université du Québec à Montréal, Baccalauréat en arts visuels, ARP-5993-40 Didactique des arts plastiques au secondaire, Travail de session non publié, Avril 1997.

Dusseault 1997/04

Dusseault, Stéphane, De l'usité à l'inutile, Montréal, Université du Québec à Montréal, Baccalauréat en arts visuels, ARP-5993-40 Didactique des arts plastiques au secondaire, Travail de session non publié, Avril 1997.

Guilbeault 1997/04

Guilbeault, Sylvie, Le livre-motif, Montréal, Université du Québec à Montréal, Baccalauréat en arts visuels, ARP-5993-40 Didactique des arts plastiques au secondaire, Travail de session non publié, Avril 1997.

Kauffman 1969

Kauffman, Henry J., The Colonial Silversmith, His Techniques & His Products, Camden / Toronto, Thomas Nelson / Thomas Nelson & Sons, 1969, 176 p..

Latourelle 1997/04

Latourelle, Vivianne, Un jeu de dames, Montréal, Université du Québec à Montréal, Baccalauréat en arts visuels, ARP-5993-40 Didactique des arts plastiques au secondaire, Travail de session non publié, Avril 1997.

Lauzon 1997/04

Lauzon, Stéphane, Une mouchette fondante, Montréal, Université du Québec à Montréal, Baccalauréat en arts visuels, ARP-5993-40 Didactique des arts plastiques au secondaire, Travail de session non publié, Avril 1997.

Lemire 1997/04

Lemire, Martine, S¦ur Saint-alphonse et sa croix, Montréal, Université du Québec à Montréal, Baccalauréat en arts visuels, ARP-5993-40 Didactique des arts plastiques au secondaire, Travail de session non publié, Avril 1997.

Masson 1997/04

Masson, Sophie, La Bague de Mgr Gaulin, Montréal, Université du Québec à Montréal, Baccalauréat en arts visuels, ARP-5993-40 Didactique des arts plastiques au secondaire, Travail de session non publié, Avril 1997.

Porter 1975

Porter, John R., Antoine Plamondon, S¦ur Saint-Alphonse, Ottawa, Galerie nationale du Canada (Collection Chefs-d'¦uvre de la Galerie nationale du Canada, n° 4), 1975, 32 p..

Tardif 1996/03

Tardif, Jacques, et Philippe Mérieux, « Stratégies pour favoriser le transfert des connaissances », Vie pédagogique, n° 98, mars-avril 1996.

Tardif 1997

Tardif, Jacques, Pour un enseignement stratégique, L'apport de la psychologie cognitive, Montréal, Éditions Logiques, 1997.

Thibodeau 1997/04

Thibodeau, Annie, Manger le corps du Christ, Montréal, Université du Québec à Montréal, Baccalauréat en arts visuels, ARP-5993-40 Didactique des arts plastiques au secondaire, Travail de session non publié, Avril 1997.

Trudel 1974

Trudel, Jean, L'orfèvrerie en Nouvelle-France, Ottawa, Galerie nationale du Canada, 1974, 239 p..

Walker 1996/09

Walker, Sydney Roberts, « Designing Studio Instruction, Why Have Students Make Artwork ? », Art Education, vol. 49, n° 5 (septembre 1996).

Créé le 18 novembre 1997, retructuré le 23 mars 1998 et le 6 novembre 2017.

web Robert DEROME