Les sources iconographiques
des portraits fictifs du père jésuite Jacques Marquette |
1841 attribué à Felix Octavius Carr Darley, graveur Anonyme,
pour
George Bancroft 1834-1874
En 1803, Napoléon vend la Louisiane aux États-Unis. Avec la prise de possession, les Américains entament la mise en valeur. Stoddard 1812, en se basant sur Charlevoix 1744, reconnaît à Marquette et Jolliet l'honneur d'avoir exploré la vallée du Mississippi. Sparks 1839 publie une première biographie de Marquette, coup d'envoi de la Marquettiana.
Des illustrations paraissent dans l'immense ouvrage de George Bancroft, History of the United States, from the Discovery of the Continent, maintes fois réédité de 1834 à 1874, qui a grandement contribué à création du mythe de Marquette. On y trouve d'abord des reproductions des cartes des Relations et de Marquette.
Bancroft 1840-04 v3 (web). Face p. 152 : Copy of the map attached to the Relations of the Jesuits of New France in 1670 & 1671. — Lac Supérieur et autres lieux ou sont les missions des peres de la Compagnie de Jésus comprises sous le nom d'Outaouacs. |
Bancroft 1840-04 v3 (web). Face p. 160 : Copy of the map published with Marquette's Journal 1681. — Carte de la decouverte faite l'an 1673 dans l'Amerique Septentrionale. |
Puis, cette très intéressante image du canot. Elle est absente de l'édition de Bancroft 1841-06 v3 (web) et, semble-t-il, de quelques éditions antérieures. Celle de Bancroft 1841-07 v3 (web), ou sa numérisation, est de moins bonne qualité. Celle reproduite ci-dessus provient de Bancroft 1843-10 v3 (web), face à la p. 157. Nous n'avons pas trouvé, sur le web, d'autres éditions de ce volume 3 entre 1843 et 1874, alors que celle de Bancroft 1874-23 v3 (web) ne reproduit plus ce dessin. Seule une vérification systématique de toutes les éditions permettrait de connaître exactement les dates de son apparition et de sa disparition. Son abandon pourrait être lié à l'évolution de la maison d'édition, Charles C. Little and James Brown, fondée en 1837 sous le nom de Charles C. Little and Company, et devenue Little, Brown and Company en 1847. Après la mort des deux fondateurs, Brown en 1855 et Little en 1869, elle sera gérée par Augustus Flagg qui y travaillait depuis 1838. Quoiqu'il en soit, on peut conclure que le style et l'idéologie de cette gravure datent de sa première apparition recensée en 1841.
La gravure, de belle qualité, n'est pas signée, mais clairement identifée sous l'image : « MARQUETTE. Designed and etched for Bancroft's History of the U. States. » Les pages liminaires de cette édition indiquent : « Stereotyped at the Boston Type and Stereotype Foundry. » Cette entreprise fut active de 1817 à 1892 (source 1 - source 2). Le graveur anonyme qui a créé cette image y travaillait-il ? Ou bien pour l'éditeur ? Ou directement auprès de Bancroft ?
Les gravures de 1869 Darley et 1877 Darley permettent d'avancer l'hypothèse qu'il serait l'auteur de ce dessin publié dès 1841 par Bancroft. Darley a 47 ans, en 1869, et beaucoup d'expérience pour dessiner Marquette. Par contre, il n'existe encore alors que très peu de représentations de ce personnage ! Il n'est donc pas étonnant que cette image tisse de nombreux liens de parenté avec celle du livre de Bancroft. À y regarder de plus près, on pourrait même se demander si l'Anonyme qui a dessiné l'image de Bancroft, en 1841, ne pourrait pas être le tout jeune Felix Octavius Carr Darley (1822-1888) ? Né en 1822, autodidacte, prolifique et populaire, Darley commence à produire très jeune.
« Felix Octavius Carr Darley (1822-1888), who during his lifetime attained both a national and international reputation, was mid-nineteenth century America's most popular book illustrator. Although his style of illustration owed much to European antecedents, he was the first native American illustrator to combine sophisticated drawing skills with robust and spirited American subject matter. Moreover, as book and periodical illustration was by far the most easily accessible form of art in the early days of America, because of his popularity and enormous productivity, Darley's illustrations were the first works of art many Americans experienced. [...]
While a clerk apprentice for the Philadelphia Dispatch Transportation Line during 1836-1840, Darley spent his leisure moments noting scenes on bills of lading and receipts. (Note 11 Princeton University Library. The Sinclair Hamilton Collection of American Illustrated Books, A Collection of Original Drawings in Pencil, Pen and Ink and Sepia by F. O. C. Darley, ca. 1824-1866, Item No. 1593, p. 8 in Darley's bound portfolio.) Apparently one of his quick sketches of a drunkard attracted the notice of Thomas Dunn English (1819-1902), a prominent writer and critic in Philadelphia. English pursued the source of the sketches and examined Darley's portfolio of drawings. English's subsequent encouragement may have been instrumental to Darley's decision to enter the field of commercial illustration and design in mid-1840.
By mid-1841, Darley was appointed staff illustrator for Graham's Lady's and Gentleman's Magazine. (Note 12 Hervey Allen, Israfel, (New York: George H. Doran Co., [1926], p. 487.) He worked with the British engraver and designer, John Sartain (1808-1897) and with the magazine's contributing artist, Thomas Sully. The personal intervention of Edgar Allen Poe (1809-1849) may have led to this appointment, since Darley had tendered some drawings in the previous year to the Saturday Museum, (Note 13 The Crayon, February 1860, p. 48.) a weekly newspaper sheet edited by Poe and by Thomas C. Clark. Poe was also co-editor with William E. Burton of Burton's Gentleman's Magazine in 1840. It was common in the first half of the nineteenth century for publishers and editors to share interests and business between one journal and another, and by February 1841, Poe was an editor and literary critic for Graham's. Darley often joined these men and other prominent Philadelphia artistic and literary talents at the famous dinner parties given at the Graham household. Other members of Graham's circle were Robert Bud, N.P. Willis, Louis Godey, Mrs. Hale, and Charles Peterson. » Hahler 1978, p. 0, 6, 21.
1869 Darley pour Parkman 1869. |
On relève, en effet, plusieurs ressemblances entre ces deux images : la mise en scène d'ensemble avec un canot sur une rivière et quelques arbres ; l'inusité canot à voile ainsi que la croix la surmontant ; la position du canot en diagonale sur la rivière ; les arbres montrés partiellement à la limite du dessin ; le dessin de l'eau ; la position basse de Jolliet ainsi que son geste de rameur. Par contre, une différence de taille : Marquette est représenté de face, jeune, cheveux longs, avec un rabat, tenant son chapeau sur ses genoux. Cette physionomie de Marquette, avec un visage ovale, préfigure celle que donnera Darley dans ses autres représentations du personnage pour l'ouvrage de Lossing 1877 (web), plus particulièrement dans Passing the waterfalls. Alors que le canot à voile, avec une croix, sera repris dans Father Marquette and his symbol of peace, avec un autre Marquette vu de dos mais, cette fois, tenant un calumet.
Ces détails imagés illustrent bien les multiples convergences visuelles entre ces oeuvres.
Commentaires |
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Vue d'ensemble. | |||||
Même type de voile surmontée d'une croix : un motif rare et inusité parmi les thèmes iconographiques. | |||||
Marquette : même type de visage. | |||||
Marquette : même chapeau. | |||||
Jolliet : canot bas, geste similaire dans l'action de ramer. | |||||
Jolliet (ou autre compagnon) : même chapeau. | |||||
Compagnon : constance dans la représentation avec un chapeau. |
Ici, il n'existe aucune ambiguité. Ce portrait et cette gravure sont pure fiction et imagination, voire fortement idéaliste. On s'y situe aux confins du picturesque, du sublime et du romantisme. Pitorresque est le décor et l'environnement où la petite équipe sereine glisse calmement sur des eaux idylliques à bord d'un canot voilier qui ressemble peu aux embarcations fabriquées au XVIIe siècle par les Amérindiens pour les voyageurs ou « coureurs des bois » telles qu'illustrées par un autre jésuite contemporain de Marquette. Sublime est la rencontre entre la religion, figurée par la toute petite croix au sommet du mat tenant la voile, et l'enveloppement des protagonistes par la grandiose nature vierge. Romantique est l'aventure de cette petite équipe découvrant des contrées éloignées et sauvages où il semble bon vivre. Mais, aucune allusion ici aux Amérindiens, les habitants de ces contrées explorées sur lesquels Marquette a pourtant beaucoup écrit ! Louis Nicolas, Codex Canadensis, 1674-1680, Tulsa (Oklahoma), Gilcrease Museum, GM 4726.7.19. |
Et celui qui est montré de face, pagayant, ne serait-il pas son compagnon et associé Louis Jolliet ? Cette image pourrait faire songer au couple Don Quichotte et Sancho Panza, créé en 1605 et 1615, donc contemporain du même siècle que Marquette et Jolliet ! Notons, au chapitre des convergences thématiques : la différence de classe sociale, l'intellectuel et le manuel, le véhicule (rossinante ou canot), l'itinérance, l'aventure, la fantaisie ou le fantastique, l'idéalisme, le combat contre le mal, les exploits variés, l'épopée, l'exploration de l'étrange ou de l'inédit... |
Collaboration de Christian Carette. Le couple Jolliet Marquette n'est en rien comparable avec celui que forment Don Quichotte et Sancho Panza. Don Quichotte est un fou sympathique, à l'esprit égaré par les romans de chevalerie, que Sancho tente de remettre, comme il le peut, dans les rails de la raison et de la réalité. Il y a un dialogue, une dialectique, une ironie entre les deux personnages. Il n'existe rien de tout cela ici.
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Tout semble donc réuni chez Bancroft, à propos de Marquette, texte et image, pour bien émouvoir dans les chaumières...
Dans cette illustration, Marquette, depuis la hauteur de sa position assise, domine nettement le petit groupe de rameurs à son service. La composition ne le montre-t-il pas dos tourné vers la proue, son futur, tout en regardant vers ce qui semble être la poupe de l'embarcation, son passé ? Ce procédé stylistique est loin d'être anodin : le visage de Marquette n'étant pratiquement pas visible, l'auteur ne peut ainsi être accusé de lui en avoir inventé un ! Par contre, le grand chapeau à large bordure sera repris par d'autres artistes. Tout comme le prophétise si bien Bancroft à propos de Marquette dans son style romanesque : « The good missionary, discoverer of a world, had fallen asleep on the margin of the stream that bears his name. Near its mouth, the canoemen dug his grave in the sand. Ever after, the forest rangers, if in danger on Lake Michigan, would invoke his name. The people of the west will build his monument. » Bancroft 1843-10 v3 (web p. 162). N'est-ce pas exactement ce que l'on commence à faire ? Dans plusieurs éditions étalées sur quatre décennies !