Cuiller à servir d'Ignace-François Delezenne aux armes de la famille Baby.

Bilan de l'étude de cette cuiller à servir aux armes des Baby.

« Balance Napoléon III, pour le tabac à priser et à chiquer ; plateaux en corne, poids périodiquement poinçonnés ;
poinçons couronne impériale et fabricant D.J. » Source (améliorée avec photoshop).

La première vertu de cette cuiller à servir est de nous avoir fait rencontrer un sympathique et passionné collectionneur d'orfèvrerie ancienne du Québec. Sa participation aux recherches dans les archives de Ramsay Traquair n'a pas empêché la conclusion de l'historique de cet objet sous forme de supputations. Ce parcours a toutefois permis d'en apprendre davantage sur les collections d'orfèvrerie de la famille Baby, du XVIIIe au XXe siècle, de même que sur la création de leurs armoiries, à la fin du XIXe siècle, par le collectionneur Louis-François-Georges Baby qui les a fait graver sur des pièces plus anciennes, provenant de plusieurs branches de cette famille, et qui furent ensuite dispersées parmi ses héritiers, dont les plus importantes sont ses nièces Jeanne et Adine. Les inventaires de Ramsay Traquair permettent de mieux connaître ces objets et, surtout, d'y retrouver cette cuiller à servir chez Adine, en 1936, qui fut par la suite photographiée par Marius Barbeau en 1941.
L'interprétation du poinçon de cette cuiller se complique du fait qu'il a été superposé sur un autre poinçon. S'agit-il du même poinçon superposé à lui-même, ou sur un autre poinçon de maître ? L'étude plus attentive des poinçons d'Ignace-François Delezenne permet de révéler des variantes jusqu'ici non identifiées et de mieux connaître ses habitudes de poinçonnage. Cette enquête se complique des méfaits d'antiquaires véreux qui ont effacé par burinage un ancien poinçon, ou un chiffre, laissant ainsi des fantômes troublant les interprétations. La documentation de cette cuiller dans les archives, dès 1936, ne permet pas de lever tous les doutes sur l'authenticité de ce poinçon, car il faudrait mieux connaître le marché des antiquaires alors en pleine effervescence, d'où l'émergence d'une panoplie de faux pour satisfaire Birks, de loin le plus important collectionneur d'orfèvrerie au pays.
De nouvelles recherches et interprétations permettent de reconstituer les débuts de la carrière de Delezenne à Lille entre sa naissance, en 1718, et son arrivée en Nouvelle-France en 1740. Ainsi, on connaît mieux la famille Delezenne, de même que son père Martin, de sa profession brasseur de bière. Un tour d'horizon des orfèvres à Lille jette un éclairage sur les pratiques liées à l'apprentissage et au compagnonnage, documentant la formation reçue par Delezenne. Cette section se termine par l'étude de cuillers à servir de France durant cette période.

La connaissance du vocabulaire des cuillers est impérative afin de bien comprendre celles fabriquées par Delezenne pour Jacques Barsalou en 1748. Les inventaires après décès, le marc et de sa valeur, contextualisent les cuillers à servir dans la commande inédite d'orfèvrerie domestique, en 1755-1756, par l'abbé Jean-Baptiste Noël où figurent plusieurs objets somptuaires de Delezenne dont une soupière et une cafetière. Les archives révèlent la présence des cuillers à servir fabriquées au pays ou provenant de Paris, statistiques comparées aux specimens conservés (Baudry, Pagé, Paradis et Delique). Une place spéciale est accordée au plus important orfèvre de Nouvelle-France, Paul Lambert dit Saint-Paul, avec de toutes nouvelles révélations sur son oeuvre, sa carrière et ses origines à Arras. Cette section se clôt par la mise en perspective des cuillers à servir de Delezenne sous le Régime français avec leur compagnon naturel : le plat à ragoût portant blason d'une des filles Legardeur jumelé à une licorne.

Delezenne a eu une relation très particulière avec François Ranvoyzé. Leurs oeuvres corroborent ces liens étroits, par exemple une grande cuiller à servir au poinçon FIR. En revisitant l'atelier de Delezenne on peut mieux cerner cet amy tenant lieu de père au jeune apprenti orfèvre, orphelin de père, dont les cuillers à servir permettent de révéler les mytérieuses arcanes de l'énigmatique poinçon « ER ». Pour le décrire on devra dorénavant parler de cartouche-listel plutôt que d'oriflamme. Les trois points gravés suggèrent que Ranvoyzé était franc-maçon. Les initiales gravées y sont, en fait, les lettres FILR imbriquées, révélant ainsi le rôle méconnu de Louis Ranvoyzé, serrrurier, armurier et partenaire de François.

Une importante partie de la carrière de Delezenne se poursuit sous le Régime anglais, après la Conquête de la Nouvelle-France par les Britanniques. Les enjeux territoriaux contextualisent les mutations affectant les orfèvres, permettant de mieux comprendre par l'évolution démographique les statistiques des nombreuses cuillers à servir conservées pour cette période. Tout d'abord celles des orfèvres ayant vécu ce changement de régime : Varin, J.N. Amiot apprenti de Schindler, Lucas. Mais surtout chez les émules de Delezenne, la nouvelle génération des grands ateliers impliqués dans l'orfèvrerie de traite à Montréal. Tout d'abord l'écossais Cruickshank, maître orfèvre londonnien, ainsi que les cuillers à servir de ses émules : Arnoldi, Lerche, Delisle. Mais aussi son principal concurrent, le perruquier Huguet et les orfèvres montréalais : Marion, Tison, Smith, Haldimand, Boivin. Signalons les réattributions de poinçons à des orfèvres francophones plutôt qu'anglophones : Lucas plutôt que Lumsden ; Tison plutôt que Tyler ; Morand plutôt que Walker pour la lampe de sanctuaire de Beauharnois. La carrière de Nelson Walker, orfèvre, armateur et ingénieur, y est d'ailleurs présentée sous un nouveau jour. Les archives permettent de redonner à L.P. Boivin son véritable prénom et de mieux comprendre les mutations du marché à l'époque troublée de la Rébellion. L'oeuvre de Laurent Amiot permet d'apprécier les influences métissées et la commercialisation chez les orfèvres de Québec : Delagrave, Cheney, Smillie. Cette section se termine sur quelques cuillers à servir anonymes.

Ignace-François Delezenne (1718-1790), Cuiller à servir, (Nouvelle-France) 1740-1763,
Argent, 286 g, 41,9 cm, I,F,D (1), Armes Baby, Famille Baby, CBL. Photo RD recto verso poinçon goutte armes, Brian Laufer poinçon.

La cuiller à servir aux armes des Baby est différente des autres de Delezenne : beaucoup plus longue, plus lourde, plus élégante, par sa spatule et son cuilleron dont l'ovale est beaucoup plus allongé, par la qualité du matériau et de la finition, telles les deux doubles gouttes plus sophistiqués.

Est-ce à dire qu'elle pourrait ne pas être l'oeuvre de Delezenne ? Pourrait-il s'agir d'une collaboration de François Ranvoyzé portant le poinçon de Delezenne ? Conséquence logique de la démonstration que les poinçons FIR et FILR sont ceux de Ranvoyzé et que leurs cuillers présentent de nombreux points de comparaisons avec celles de Delezenne et celle aux armes des Baby. Hypothèse qui découle également de la proximité des deux orfèvres, dans leur vie, dans leurs oeuvres et dans leurs poinçons. Cette démonstration est détaillée sur la page Les cuillers à servir de Ranvoyzé et leurs liens avec celles de Delezenne, mais elle avait déjà été évoquée dans « Delezenne, le maître de Ranvoyzé [Derome 1976.06] », un bref condensé de Delezenne, les orfèvres, l'orfèvrerie (Derome 1974a).

Sous le Régime anglais, Delezenne a développé un style beaucoup plus élaboré au niveau du décor et des techniques utilisées, dont le plus bel exemple est le ciboire de Saint-Nicolas fabriqué vers 1769. Cet objet, poinçonné DZ, présente des caractéristiques du style Ranvoyzé dont l'apprentissage chez Delezenne, qui a pu débuter dès l'âge de 13 ans fin 1752, se terminer vers 21 ans, âge atteint le 25 décembre 1760, suivi du compagnonnage à l'atelier de son maître jusqu'en 1771 (« Son amy lui tenant lieu de père »).

Ignace-François Delezenne, Ciboire de Saint-Nicolas, vers 1769, 28 cm, une couronne DZ (3), QMNBAQ. Photo RD.

Ranvoyzé aurait-il pu contribuer à la confection de la cuiller à servir aux armes des Baby, avant 1764, époque où Delezenne pouvait toujours utiliser le poinçon I,F,D de sa période Nouvelle-France ? Faudrait-il alors prolonger la période où on pensait qu'il fut utilisé, soit lorsqu'il travaillait à Montréal enre 1743 et 1752 ? Cette hypothèse pourrait expliquer la facture de cette cuiller à servir, différente des autres de Delezenne, mais proche de celles qui portent les propres poinçons de Ranvoyzé.

La riche famille Baby avait les moyens de se procurer des objets exceptionnels hors norme, telle cette cuiller à servir de très grande taille et de belle facture. La fin du Régime français aurait été propice à une telle commande d'après les informations glanées dans cette section : La famille Baby et l'orfèvrerie aux XVIIIe et XIXe siècles.

Par ailleurs, Delezenne possédait toutes les capacités requises pour la fabriquer seul. En conclusion, et dans l'attente de documents permettant de dater plus précisément cette cuiller à servir, nous proposons qu'elle a donc été fabriquée entre 1740-1763, prolongeant ainsi la période d'utilisation du poinçon de Delezenne qu'elle porte qui, dans le cadre des connaissances actuelles, présente une probabilité élevée d'être authentique.

Ignace-François Delezenne, Bénitier, vers xxxx, xx cm, poinçon xxx, Odanak. Photo RD.

Traquair 1940, p. 94-99.

Ne reste plus qu'à trouver un graphiste qui puisse dresser un tableau des cuillers à servir ici rassemblées dans le même ordre d'esprit que ceux dont Ramsay Traquair a emporté le secret...

 

Épilogue.

La grosse cuiller de maman.

Texte et photo : collaboration de Guy Laflèche.

Je viens d'entreprendre ou de reprendre ma lecture de votre site Delezenne. Je vais maintenant le lire mot à mot. Je dois d'abord vous dire que vous faites un peu snob (oui, je relis Zazie dans le métro de Queneau), avec votre cuiller à ragoût. Maman disait toujours la « grosse cuiller ». Et je l'entendais souvent dire, depuis qu'elle avait un lave-vaisselle et oubliait qu'elle l'avait rangée là : « Mais veux-tu me dire où j'ai mis ma grosse cuiller (se parlant à elle-même, évidemment) ? »

Elle s'en servait pour distribuer le ragoût, d'accord, mais en été, c'était pour le « bouilli ».

J'en ai hérité. 31,5 cm. Le récipient, disons, fait 10 cm et tient par deux rivets sur sa tige de métal (13 cm), dont deux sous le récipient, avec le manche en bois, 10 cm, fort bellement tourné, avec trois rainures près de la tige, et se terminant par un sympathique, élégant et très utile renflement (dont je ne vous écrirai pas ce qu'il évoque, d'autant qu'il a été abîmé d'une profonde marque accidentelle).

Sur la tige, avant le manche de bois, sur près de 5,5 cm, on lit l'inscription « GENUINE STAINLESS STEEL THROUGHOUT ».

Elle n'est pas en argent et n'a ni armes ni poinçons, mais elle fait toujours l'affaire. Elle ne date évidemment pas de la Nouvelle-France, mais cela ne l'empêcherait pas de se tenir fièrement dans un musée. Après tout, au Musée d'anthropologie de Dumaguete, Philippines, j'ai eu la surprise de voir bien fier un téléphone à cadran, exactement comme celui qui est actuellement sur ma table de travail. Très surpris, je me suis finalement dit qu'il fallait accepter d'être de son ancienne époque. Mon téléphone est pourtant aussi moderne que la grosse cuiller de maman...

Avec mon bon souvenir de nos échanges.

 

web Robert DEROME

Cuiller à servir d'Ignace-François Delezenne aux armes de la famille Baby.