Cuiller à servir d'Ignace-François Delezenne aux armes de la famille Baby.
Les cuillers à servir de Ranvoyzé et leurs liens avec celles de Delezenne.
La cuiller aux armes des Baby, avec ses 41,9 cm, est l'une des plus grandes répertoriées. En fait, elle suit de près la plus grande, celle marquée du poinçon FIR, qui fait 43,3 cm. La comparaison de ces deux objets exceptionnels permet une mise à jour des données concernant ces deux orfèvres, leurs carrières, leurs poinçons, leurs ateliers, leurs oeuvres, leurs propriétés et leur amitié exceptionnelle, à la lumière de documents inédits suscitant de toutes nouvelles interprétations.
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Une très grande cuiller à servir au poinçon FIR.
François Ranvoyzé (1739-1819), Cuiller à servir, (Régime anglais) 1771-1819,
Argent, 43,3 x 7,1 x 5,2 cm, Une couronne FIR (ou U.R.), LOMBARD (presque effacé) SBR (ovale),
Birks Q400 don 1979, OMBAC 27863. Photo RD B82Hamilton:2:27-32.
Cette cuiller pose d'emblée le problème du « mystère [tel que défini par Trudel 1968.06a] » des multiples poinçons utilisés par François Ranvoyzé, ainsi que des 32 premières années de sa vie pour lesquelles un abîme documentaire oblige à diverses conjonctures interprétatives. Ce poinçon a été lu et interprété comme étant une couronne sur FIR ou UR. Trudel 1968.06a notait : « Au Musée du Québec trois cuillers à potage portent ce poinçon ». Alors que Derome 1974b (p. 196-197), le relevant sur une cuiller à ragoût et un écuelle de Birks, concluait : « Certains interprètent ce poinçon comme étant FIR et l'attribuent à François-Ignace Ranvoyzé. Tel qu'il se présente [...], rien ne nous permet d'affirmer à quel orfèvre appartenait ce poinçon ».
François Ranvoyzé (1739-1819), Cuiller à servir, (Régime anglais) 1771-1819, |
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Ces objets proviennent de deux collections privées constituées au milieu du XXe siècle : Birks (Derome 1980.01.23, Derome 1994.10.21) et Louis Carrier (Carrier 1946a, Carrier 1946b, Corbeil 1954.04, Michon 1999). Les sources d'approvisionnement, soit les antiquaires et revendeurs, ainsi que leur provenance antérieure serait donc à mieux documenter afin d'établir l'authenticité de ce poinçon pour écarter la possibilité qu'il s'agisse de faux fabriqués en grandes quantités par des marchands douteux ! Partageant le sort des « Anonymes », ils ont été peu étudiés et demeurent donc sous-documentés ; des photos de chaque objet et poinçon aideraient à y voir plus clair. Pour les ustensiles, des photos du recto et du verso vues de dessus donnent les meilleurs résultats, permettant de bien voir tous les détails et de mieux les comparer, sutout le verso qui présente les éléments d'interprétation les plus importants. Les ustensiles de table forment la majorité des pièces, ce qui est tout à fait approprié pour un orfèvre en début de carrière. Parmi les objets plus importants notons 5 écuelles, un plat à burettes, 2 gobelets, une tasse et 2 cuillers à servir. Dans ses fiches, OMBAC décrit le poinçon « F.I.R. ou U.R. », alors que QMNBAQ indique « R. F. I. » signifiant par là que le nom de l'orfèvre devrait commencer par R. et ses prénoms par F.I.. |
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Langdon a proposé l'interprétation UR qui n'a aucune correspondance historique au niveau des noms de famille d'orfèvres commençant par la lettre R (voir ci-dessous) dont aucun n'a un prénom commençant par la lettre U. À moins que ce U ne fasse référence au mot latin uterque qui se traduit par : « l'un et l'autre, les deux, tous les deux » (collaboration de Brian Laufer, source) ? Reste à savoir si cet orfèvre, ou ces orfèvres, étaient latinistes. Langdon 1966, p. 122. |
La très grande quantité d'objets portant ce poinçon représente près de la moitié des corpus conservés des orfèvres immigrés Paul Lambert dit Saint-Paul (venu d'Arras) ou Ignace-François Delezenne (venu de Lille), tout en se rapprochant des quelques 40 objets conservés de Roland Paradis (venu de Paris) ou d'un autre orfèvre né en Nouvelle-France comme Ranvoyzé, soit Joseph Mailloux émule de Lambert (voir L'émigration des orfèvres français au Canada...).
Paul Lambert dit Saint-Paul et Joseph Maillou.
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Ignace-François Delezenne et FIR.
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Le dessin de ce poinçon FIR est typique de ceux des orfèvres de Nouvelle-France avec sa forme allongée à la verticale et ses trois étages imitant ceux des maîtres orfèvres français, surtout parisiens. Celui de Maillou ressemble à celui de son maître par sa forme générale, sa fleur de lys, ses initiales ainsi que l'étoile. Celui de Delezenne est différent de celui de Lambert : le symbole de l'étage du bas est remplacé par l'initiale de son nom de famille. Le poinçon FIR adopte la même organisation, imitant celui de Delezenne dans sa forme d'ensemble, avec une couronne fort semblable, le niveau central pour les initiales des prénoms et celui du bas pour l'initiale du nom de famille.
Force est donc, devant l'abondance de son oeuvre, de conclure que cet orfèvre FIR doit figurer parmi les principaux producteurs de cette période et qu'il ne peut donc s'agir d'un orfèvre mineur n'ayant été actif que quelques années. Cet orfèvre devrait avoir laissé des traces documentaires et figurer dans les listes des historiens de l'orfèvrerie ! D'après nos compilations informatisées des orfèvres ayant travaillé au Québec des origines jusqu'au XXe siècle, voici la liste de ceux dont le nom de famille commence par un R.
Orfèvres dont le nom de famille commence par la lettre R dApp : début d'apprentissage. fApp : fin d'apprentissage. dAct : début d'activité. fAct : fin d'activité. |
Aucune correspondance de nom d'orfèvre n'existe avec les initiales UR dont l'utilisation doit être abandonnée. La majorité des orfèvres dont le nom de famille commence par un R ont débuté leur carrière sous le Régime anglais, donc trop tardivement pour avoir utilisé un poinçon imitant celui des orfèvres français ! Donc, seuls les trois premiers noms peuvent être candidats au titre de propriétaire de ce poinçon FIR : Jean Robaille, Jean-François Risbec et François Ranvoyzé. Tous trois ont fréquenté l'atelier de Delezenne qu'il sied donc de reconstituer dans le tableau qui suit.
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L'atelier de Delezenne.
Ce tableau présente une reconstitution de l'atelier d'Ignace-François Delezenne avec 11 personnes reliées. De 1752 à 1759, 9 personnes y travaillent, en faisant ainsi le plus important de Nouvelle-France : on y trouve 1 apprenti devenu compagnon (Mentor), 2 compagnons (Picard, Robaille), 3 apprentis (Ranvoyzé, Diverny, Marchand), ainsi que 3 autres apprentis travaillant avec les compagnons (Maillou, Risbé, Morin). Sous le Régime anglais on retrouve 2 compagnons (Picard, Ranvoyzé) et 2 apprentis (J.C. Delezenne, Oakes).
À l'occasion de nouvelles recherches, un document inédit permet d'ajouter à Delezenne, à compter du 28 décembre 1757, un apprenti qui était déjà connu pour avoir travaillé plus tard avec Louis-Alexandre Picard (Derome 1980c et web), soit Charles Diverny dit Saint-Germain. Un passage nous y apprend de plus que Delezenne songeait « passer en france pour ses affaires » et que Picard était « son associé », donc son chef d'atelier.
« a été aussi convenu entre les dites parties que dans le cas que le dit sr Delzennes fut obligé de passer en france pour ses affaires le dit sr Charles Diverni dit Saint Germain sera tenu de continuer à travailler sous les yeux et par les ordres du sr Alexandre le Picard marchand orphevre jouaillier son associé jusques au retour du dit sr Delzennes convenu aussi lorsque le temps de son engagement sera expiré de donner la preference du dit sr Delzenne de travailler pendant une année chez lui en qualité de compagnon sur le pied quil trouvera ailleurs ». Marché et engagement en qualité d'apprenti orfèvre de Charles Diversi [sic] dit Saint Germain, par Nicolas Diverni dit Saint Germain, maître perruquier, de la ville de Québec, rue Saint Louis, son père, à Ignace-François Delzennes, marchand orfèvre, de la ville de Québec, rue de la Montagne (BANQ, Saillant de Collégien, Jean-Antoine, 1757.12.28, pdf complet). |
Jean Robaille, le premier candidat au titre de propriétaire du poinçon FIR, doit être écarté. En effet, dans un mémoire avec conventions réciproques, daté du 25 juillet 1757, Delezenne devait faire venir de France pour ce compagnon orfèvre « un poinçon de Maître pour Marquer l'ouvrage, marqué IR avec sa petite Couronne au dessus ». Un poinçon R couronné lui est attribué (photo à droite). En outre, il a travaillé à l'orfèvrerie de traite pour Delezenne et n'a donc pas pu fabriquer tous les objets domestiques marqués au poinçon FIR en seulement deux ans d'activité ! Robaille est repassé en France après la prise de Québec en 1759. Au procès du Châtelet, en 1763, il livrera un témoignage percutant sur l'atelier de Delezenne à cette époque (Derome 1974b, p. 178-181). Le deuxième candidat, au titre potentiel de propriétaire du poinçon FIR, serait Jean-François Risbé (ou Risbec), ce qui pourrait être possible en admettant qu'il ait fait permuter les initiales de son prénom en plaçant en premier le F pour François, puis en second le I pour Jean ! Toutefois, son court passage en Nouvelle-France ne permet pas de conclure qu'il ait été orfèvre et ait pu fabriquer autant d'objets ! Il serait arrivé à Québec vers 1756. En 1757, il signe un contrat d'apprenti orfèvre avec Louis-Alexandre Picard, compagnon travaillant à l'atelier de Delezenne. En 1758, il demeure chez Delezenne et son métier déclaré est celui de « forgeron » (Derome 1974b, p. 177) !
L'interprétation de cette cuiller à servir et de son poinçon FIR oblige donc, encore une fois, à revenir sur les très importants liens unissant les carrières d'Ignace-François Delezenne et de François Ranvoyzé. Ils ont été analysés en détail dans Derome 1974a, et d'excellents résumés publiés dans Derome 1980b (web) et Derome 1976.06 (pdf). On y démontre les liens dans leurs vies, mais aussi les nombreuses convergences dans leurs oeuvres.
Sur la base de la comparaison des poinçons de Delezenne et FIR, ce dernier a donc très certainement oeuvré dans l'entourage du très important atelier de Delezenne. Assertion renforcée par la similarité du traitement rustique entre la goutte de cette cuiller FIR et celle de Delezenne au MMMAQ, ainsi que par l'utilisation d'une courte spatule. Cet élément est donc à ajouter à la liste des similitudes entre les oeuvres de Delezenne et celles de Ranvoyzé étudiées dans Derome 1976.06 (pdf).
Ignace-François Delezenne (1718-1790), Cuiller à servir, (Nouvelle-France) 1749-1763, Argent, 235 g, 40,4 cm, IF,D (1), S M B, Jean Lacasse, MMMAQ. Photo Isolda Gavidia recto verso, Brian Laufer poinçon. |
La goutte de Delezenne et celle de FIR.
François Ranvoyzé (1739-1819), Cuiller à servir, (Régime anglais) 1771-1819,
Argent, 43,3 x 7,1 x 5,2 cm, Une couronne FIR (ou U.R.), LOMBARD (presque effacé) SBR (ovale),
Birks Q400 don 1979, OMBAC 27863. Photo RD B82Hamilton:2:27-32.
François Ranvoyzé (1739-1819), Cuillère à ragoût, (Régime anglais) 1770-1820,
Argent, 31,7 x 6 cm, F.I.R. (ou U.R.), Louis Carrier 1960, QMNBAQ 1960.474. Photo recto.
L'autre cuiller à servir au poinçon FIR ressemble à celles de Delezenne datant de la Nouvelle-France. Sa spatule plus longue se rapproche de celle aux armes des Baby.
En attribuant le poinçon FIR à François Ranvoyzé, il reste à le réconcilier avec les inscriptions portées par la cuiller à servir au chiffre des Lombard. L'inscription SBR dans un ovale, qui reste à identifier, semble récente. Ce qui n'est pas le cas de celle de la famille Lombard.
« LOMBARD DE COMBLES (de Combes, Descombes), JEAN-CLAUDE-HENRI DE, officier dans les troupes régulières, ingénieur, né le 10 décembre 1719 à Combles (dép. de la Meuse, France), fils de Jean-Adrian de Lombard, seigneur de Combles et ingénieur du roi mort le 11 décembre 1733 des blessures subies lors du siège de Kehl (République fédérale d’Allemagne), et d’Antoinette Hilaire ; le 24 décembre 1744 au Palais, Belle-Île-en-Mer, France, il épousa Marie-Rose Périn qui lui donna trois filles et quatre fils ; [...] En 1756, Lombard de Combles [...] arriva à Québec le 31 mai [...] décédé accidentellement au Canada le 12 août 1756 [par] un allié népissingue, le chef Hotchig (Aouschik) [qui], le prenant pour un officier anglais à cause de l’obscurité, tira sur lui. [...] Lombard de Combles laissait « dans la pauvreté » six jeunes enfants dépendants ainsi qu’un frère et une sœur qui vivaient en France [DBC 1966- ou web]. »
Comment interpréter cette marque de propriété pratiquement effacée ? La provenance et l'historique de l'objet n'étant pas connu, comme pour la majorité des ustensiles civils qui se sont retrouvés sur le marché de l'art, nous sommes contraints à formuler diverses hypothèses. Ce poinçon FIR se retrouve sur plusieurs objets liés au territoire du Québec ancien, surtout des ustensiles. Son attribution à François Franvoyzé permet de dater approximativement son utilisation entre 1760 et 1771, soit après qu'il ait terminé son apprentissage et soit devenu compagnon vers l'âge de 21 ans. Or, Jean-Claude-Henri de Lombard de Combles n'a vécu qu'un peu plus de deux mois en Nouvelle-France en 1756 ! Ranvoyzé aurait-il utilisé ce poinçon précocement, dès 1756, alors qu'il était encore apprenti à l'atelier et alors âgé de 16 ans ? Son immense talent aurait-il pu être reconnu si précocement ? Les deux orfèvres auraient-il pu travailler sous la raison sociale de ce poinçon formé des initiales FI, pour les prénoms d'Ignace-François Delezenne, au-dessus du R, l'initiale du nom de famille Ranvoyzé ? Ce qui serait bien surprenant alors que l'atelier de Delezenne était à son apogée ! Les biens de Lombard, décédé pauvre, durent être vendus. Cette cuiller s'y trouvait-elle ? Provenait-elle de sa famille européenne ? Le fait que cette inscription soit pratiquement effacée pourrait militer en faveur d'un bien familial ancestral qui aurait pu être réparé par Ranvoyzé, tout comme il l'a fait pour quantité d'autres objets anciens. Et, sur lequel il aurait alors apposé, plus tard, ce poinçon...!?
Sur le gobelet et la tasse ci-dessous, le poinçon FIR apparaît 4 fois en étoile, présentation comparable à celle d'autres orfèvres de Nouvelle-France pour ce type d'objet, tout comme le style et le gabarit. Quant à la tasse, elle présente des motifs décoratifs spécifiques aux pièces d'orfèvrerie de traite qui pouvaient alors circuler à l'atelier de Delezenne.
QMNBAQ 1960.472.
QMNBAQ 1960.473.
On doit donc créditer les deux principaux orfèvres de Nouvelle-France, Lambert et Delezenne, d'avoir chacun formé un disciple de taille, respectivement Mailloux et Ranvoyzé. Ce dernier éclipsera cependant tous les autres, tant par la quantité que la variété de son oeuvre.
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« Son amy lui tenant lieu de père ».
François Ranvoyzé naît le 25 décembre 1739 et est baptisé le lendemain. Son nom paraît au recensement de la ville de Québec en 1744 : âgé de 5 ans, il est le cadet de la famille qui habite au 142 rue de la Montagne, à Québec, avec son père Étienne (45 ans), boutonnier, sa mère Marie-Jeanne Poitras (44 ans), ses frères Étienne (« 17 ans » déclaré au recensement, mais en fait 14 ans puisque né le 1730.07.04) et Louis (6 ans), ainsi que sa soeur Geneviève (12 ans). L'acte de sépulture de son père date du 4 septembre 1749 alors qu'il n'est âgé que de 9 ans. Puis, le désert documentaire jusqu'à son contrat de mariage, le 24 novembre 1771, où ces révélations permettent de reconstituer certains éléments de sa vie professionnelle entre l'âge de 9 ans et celui de 31 ans.
Contrat de mariage entre François Ranvoizé, marchand orfèvre, de la ville de Québec, rue Saint-Jean, fils de feu Étienne Ranvoize, marchand et de Marie-Anne Potras, et Marie-Vénérande Pelerin, de la ville de Québec, rue du Sault-aux-Matelots, fille de feu Charles Pelerin, navigateur et de Madeleine Robichau, de la ville de Québec, rue du Sault-aux-Matelots. BANQ, Saillant de Collégien, Jean-Antoine, 1771.11.24 (document complet en pdf).
• fut présent Mr François Ranvoyzé, marchand orphevre demeurant en cette ville rue St. Jean
• de la part dudit futur époux, de Mr Louis Ranvoyzé, Mtre armurier et serrurier en cette ville son frère
• et de Mr. Ignace François Delzenne, marchand orphevre en cette ville y demeurant rue St. Joseph son amy luy tenant lieu de père
• Le dit futur époux, en faveur duquel mariage a apporté en iceluy la somme de 1500 livres [...] provenant de son travail et industrie, laquelle somme néantmoins ainsy que sa boutique d'orphevrerie, il se réserve nature de propre à luy et aux siens de son costé estoc et ligne
François Ranvoyzé devient orphelin de père à l'âge de 9 ans, ce qui dut mettre la famille dans l'embarras financier. Delezenne déménage de Montréal à Québec en novembre 1752. À 13 ans, le 25 décembre, c'est l'âge idéal pour François de devenir apprenti chez celui « luy tenant lieu de père » qui deviendra « son amy ». Ces paroles en disent long sur la relation filiale de confiance, puis de fraternité, dans une longue durée de deux décennies. Dommage qu'aucun contrat d'apprentissage n'ait été retrouvé ! Il est possible qu'il ait été conclu sous seing privé, tout comme le contrat de compagnonnage avec le noir Dominique François Mentor (Derome 1974a, Derome 1974b et document à droite), relation exceptionnelle qui s'est également prolongée dans le temps, démontrant la capacité de Delezenne de poursuivre de longues amitiés professionnelles.
Dépôt d'un engagement en qualité de compagnon orfèvre de Dominique-François Mentor, à Ignace-François Delezenne, marchand orfèvre, de la ville de Québec. BANQ, Decharnay, J.-B., 1756.07.23.
L'apprentissage se termine habituellement à la majorité, que François atteint le 25 décembre 1760. Mais le Siège de Québec se solde par la capitulation de la ville aux mains des anglais un an plus tôt, le 18 septembre 1759, après un été d'intenses bombardements ! La maison atelier de Delezenne sur la rue de la Montagne est détruite. Envolés tous les lucratifs contrats d'orfèvrerie de traite pour l'intendant Bigot. La majorité des contrats avec les compagnons et apprentis (voir Atelier) sont certainement annulés de facto. Les affaires ont dû prendre un rude coup ! D'autant que Québec doive se relever de ses ruines, ce qui prend du temps. Ce n'est donc pas du tout le contexte idéal pour le jeune orfèvre terminant son apprentissage de se lancer en affaires et d'ouvrir sa propre boutique.
De 1760 à 1771, aucun document ne mentionne l'orfèvre Ranvoyzé. Il est donc logique de penser que Ranvoyzé reste attaché comme compagnon à l'atelier de son maître, car « Delzene étoit un ancien Citoyen, qui avoit un état, & en qui on pouvoit avoir confiance [Derome 1974b, p. 180] ». Et qu'il utilise déjà, comme Delezenne l'avait promis à Robaille, un poinçon l'identifiant en propre, en imitant le style de celui de son maître, soit le poinçon FIR, jusqu'à ce qu'il ait les ressources nécessaires pour se marier et posséder sa propre boutique. Onze années, c'est suffisamment long pour laisser une oeuvre substantielle marquée de ce poinçon et accumuler le capital nécessaire à son établissement.
Vente d'un emplacement et maison de pierre situés à Québec, rue de la Montagne, par Ignace-François Delzenne, marchand orfèvre et bourgeois, de la ville de Québec, rues Saint-Joseph et Couillard, à François Ranvoizé, marchand orfèvre, de la ville de Québec. À la suite, annulation du contrat de vente. BANQ, Saillant de Collégien, Jean-Antoine, 1770.06.11 et 1771.09.13 (document complet en pdf).
Un document exceptionnel et inédit, trouvé à l'occasion des recherches sur cette cuiller à servir aux armes des Baby, permet de remonter une année plus tôt, soit au 11 juin 1770, et de jeter davantage de lumière sur la relation entre Delezenne et Ranvoyzé, ainsi que sur le début de la carrière de ce dernier. Il s'agit de la vente à Ranvoyzé, tout à fait exceptionnelle par ses clauses, de la maison de la rue de La Montagne. Acquise par Delezenne en 1752, il y logea, puis la transforma en atelier où résidaient ses nombreux apprentis et compagnons. Détruite par le bombardement de Québec, il l'a donc reconstruite.
1770.06.11 Ignace-François Delezenne, marchand orfèvre et bourgeois en cette ville y demeurant rue Saint-Joseph et Couillard, vend à François Ranvoyzé, aussi marchand orfèvre demeurant chez le dit sieur Delezenne, un emplacement situé à Québec rue de la Montagne de 24 pieds 4 pouces ou environ de front sur toute la profondeur qu'il peut avoir, ensemble une maison bâtie en pierre à deux étages consistant en plusieurs appartements haut et bas, cave et grenier ; le pignon attenant à M. de Voisy est mitoyen, d'un côté au Sr. La Rivière L'aîné forgeron représentant la veuve et héritiers Baudoin, et d'autre côté au Sr. la Riviere le Jeune aussi forgeron representant M. Joseph Pelle de Voisy. Appartenant à Delezenne pour les avoir acquis de Joseph Pellé de Voisy par contrat passé devant Me Panet notaire à Québec le 27 novembre 1752. Vendu pour le prix de 9 000 livres ou schelins de la Province, à constitution de rente au temps de l'ordonnance à être payé à l'acquit du vendeur : scavoir 2 000 livres aux héritiers Rouville et 7 000 livres au dit Sr. Pellée de Voisy. Laquelle rente de 450 schelins, au principal de 9 000 schelins, Ranvoyzé devra payer chaque année à l'acquit du vendeur aux personnes susnommés. La rente est rachetable en deux payements égaux de 3 500 schelins.
1771.09.13 Ignace-François Delezenne, marchand orfèvre demeurant rue Saint-Joseph, et François Ranvoyzé, aussi marchand orfèvre demeurant rue de la Fabrique, annulent le contrat de vente de l'emplacement et maison rue de la Montagne en haut de l'Escalier. Ranvoyzé consent que Delezenne prenne possession de l'emplacement et maison. Delezenne décharge Ranvoyzé de tout ce dont il étoit obligé en faisant sa propre affaire pour tout ce qui peut être dû par les dits emplacement et maison. A promis ledit Ranvoyzé de remettre à Delezenne le premier contrat de vente acquit de Joseph Pellé de Voisy et autres pièces de propriété.
Ce document inédit permet de qualifier la relation exceptionnelle unissant Delezenne et Ranvoyzé. Cette maison occupe une place privilégiée dans la carrière de Delezenne, alors âgé de 52 ans, car c'était son très prospère atelier de Québec. Détruite durant le bombardement de Québec, cet acte confirme sa reconstruction. La vente à Ranvoyzé dénote confiance et prodigalité, puisqu'il la fait au prix et conditions payées en 1752, mais sans le dépôt de 2 500# alors versé en argent comptant et sans compter les frais de reconstruction encourus ! En 1779, elle sera revendue au marchand pelletier Louis Amiot, 2 000# de plus, payées comptant en monnaie d'or et d'argent (Derome 1974a, p. 280), ce qui dénote bien les conditions avantageuses consenties à Ranvoyzé.
Richard Short, gravé par Charles Grignion, Vue de la trésorerie et du collège des jésuites,
détail montrant la rue Saint-Joseph à gauche où l'une de ces maisons est celle de Delezenne où Ranvoyzé habite en 1770,
1761, gravure, Toronto Reference Library, Baldwin Collection, X 76-46. Source.
En outre, on y apprend que Ranvoyzé habite chez Delezenne (dans sa maison de la rue Saint-Joseph ci-dessus) lors de la vente, le 11 juin 1770, confirmant ainsi leur relation rapprochée. Il s'agit beaucoup plus que d'une transaction commerciale. Delezenne, habituellement dur en affaires, non seulement reprend la maison vendue à Ranvoyzé, mais assumera, le 13 septembre 1771, tous les frais qui n'ont pas été couverts durant l'année écoulée ! Nous proposons donc d'y voir les éléments non seulement d'une très grande amitié, mais aussi d'une relation d'affaires très étroite dans la pratique de l'orfèvrerie.
C'est certainement de là que provient la deuxième initiale « I » ajoutée au prénom François dans ce poinçon FIR : d'abord un hommage au prénom Ignace de son maître, mais aussi une imitation de l'organisation spatiale de son poinçon via l'assimilation à son nom d'un des prénoms de son maître « son amy lui tenant lieu de père » à son mariage ! Il n'est donc pas étonnant que ce premier poinçon de François Ranvoyzé, principal émule de Delezenne, ressemble à celui de son maître.
Cette amitié particulière sera en outre mise à profit, en 1778, lorsque Marie-Catherine Delezenne sera séquestrée contre son gré chez l'épouse de Ranvoyzé lors de ses aventures mouvementées avec l'élu de son coeur Pierre de Sales Laterrière. Mais, c'est là une toute autre histoire dont on pourra suivre les péripéties détaillées dans ces études : Derome 1974a, Derome 1980b, Derome 1987c, Derome 2014. |
On savait déjà que cette maison était sise sur la rue de la Montagne, mais ce texte en précise la localisation, soit « en haut de l'Escalier ». Les gravures de Short, en 1759, ne permettent donc pas de la visualiser, car la rue de l'Escalier n'y est pas montrée. L'aquarelle de Hunter, en 1778, montre plusieurs maisons qui pourraient être celle de Delezenne, de part et d'autre de la Côte de la Montagne « en haut de l'Escalier ». Il en va de même avec le plan-relief de Duberger-By construit en 1806-1808. Des recherches dans les chaînes de titres de propriété permettraient peut-être de mieux la localiser.
À cette époque, des maisons bordaient la Côte de la Montagne de part et d'autre jusqu'à la rue de l'Escalier, avant la démolition de celles du côté falaise lors de l'élargissement de la rue. La petite place qui était alors formée par la courbe de la Côte de la Montagne et la rue de l'Escalier était devenue un lieu privilégié occupé par les orfèvres, tel que démontré par les gravures de James Smillie vers 1824-1826. Une aquarelle de James Pattison Cockburn permet d'apprécier une vue de cet escalier depuis la rue Champlain en 1830.
Ces vues de la rue de la Montagne par Richard Short, vers 1759, montrent les maisons,
telle celle de Delezenne qui y était située, après les bombardements lors de la prise de Québec.
James Hunter, Vue à vol d'oiseau de la basse ville de Québec, depuis le palais épiscopal, montrant la citadelle et le château (détail), 177[8],
Aquarelle, plume et encre sur crayon sur papier vélin, 52,1 x 34,9 cm, Bibliothèque et Archives Canada, 1989-246-4.
Jean-Baptiste Duberger et John By, Plan-relief de Québec, construit entre 1806 et 1808, Québec, Parc-de-l'Artillerie.
Vue actuelle depuis la Côte de la Montagne par Google Maps.
À GAUCHE — James Smillie, Looking from Mountain Street towards Montmorenci Falls, vers 1826, Brown wash over graphite, with scraping, on wove paper, 22,7 x 30,2 cm, Allodi 1989, p. 58, n° 46. « The house at the right has a sign that reads "J. Bean". John Bean was a watchmaker living at 21 Mountain Street in 1826. He was a family friend and witnessed the contract signed between James Smillie, Jr., and the Reverend George Bourne in 1829 for Picture of Quebec [Bourne 1829]. ». Cette vue a été faite à partir du toit terrasse de la maison À DROITE.
À DROITE — James Smillie, Uncle's House, Quebec, vers 1824-1826, Brown wash over graphite on wove paper, 11,5 x 7,5 cm, Allodi 1989, p. 57, n° 45. « The sketch illustrates the house and shop of James Smillie Sr., at 16 and 24 Mountain Street, where David Smillier, Sr., and his familiy lived when they first arrived in Quebec. This house was destroyed in the tragic fire of 4 February 1841. » La vue À GAUCHE a été faite à partir du toit terrasse de cette maison.
À gauche et détail en haut à droite — James Pattison Cockburn (1779-1847), Vue des marches de la rue Champlain, à Québec, depuis le bas de l'escalier,
Juillet 1830, Aquarelle et encre sur papier vélin, feuille 27 x 33 cm, Collection Peter Winkworth 2002, Bibliothèque et Archives Canada W579.
En bas à droite — Vue actuelle par Google Maps.
En 1771, Ranvoyzé est donc établi à son compte avec l'importante somme de 1 500 livres ainsi que toute sa boutique d'orfèvre, d'abord sur la rue de la Fabrique (1771.09.13), puis sur la rue Saint-Jean (1771.11.24), donc à quelques pas de la résidence de Delezenne rue Saint-Joseph et Couillard. Sa carrière est lancée et les documents se multiplient concernant son art. Comme il n'existe aucun contrôle sur les poinçons dans la colonie, il peut donc inventer autant de poinçons qu'il le désire pour s'identifier plus personnellement en rapport avec le nouveau contexte économique, démographique, social et politique qui stimule la production d'oeuvres d'art religieux. Ranvoyzé partagera cet âge d'or de l'art au Québec, figurant au panthéon des artistes de cette « renaissance » avec les Baillairgé, Amiot et Quévillon.
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L'énigmatique poinçon « ER » ?
Deux cuillers à servir de François Ranvoyzé, à l'Hôtel-Dieu de Québec, permettent de relancer le débat sur l'interprétation du fameux poinçon « ER », mais également de tisser des liens stylistiques probants avec celles de son maître Ignace-François Delezenne.
EN HAUT sur les photos ci-dessus et ci-dessous —
François Ranvoyzé (1739-1819), Cuiller à servir, (Régime anglais) 1771-1819,
Argent, 38 cm, FR (carré), HD CRP 1781 RQDS, QMA. Photo RD QHD:3:6-13.
EN BAS sur les photos ci-dessus et ci-dessous —
François Ranvoyzé (1739-1819), Cuiller à servir, (Régime anglais) 1771-1819,
Argent, 40 cm, FILR dans un cartouche-listel (3), AP HDK, QMA. Photo IOA B-8, RD QHD:3:6-13.
Ces deux cuillers à servir de l'Hôtel-Dieu de Québec portent des poinçons très différents. Celle du haut porte le poinçon FR dans un carré aux coins échancrés dont l'attribution à François Ranvoyzé ne fait aucun doute. Celle du bas porte le fameux poinçon « ER ». L'insculpation est particulièrement nette, claire et précise. Elle sera donc utilisée dans toutes les sections ci-dessous dans la cadre de sa réinterprétation. |
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Ranvoyzé a utilisé plusieurs poinçons dont les interprétations portent à confusion. Le poinçon « ER » sur la plus grande cuiller à servir de l'Hôtel-Dieu de Québec, et plusieurs autres objets, a prêté flanc à plusieurs interprétations qui n'ont pas épuisé ses significations. En l'absence d'informations sur la vie, la carrière et l'atelier de cet orfèvre exceptionnel, force est d'exploiter les infimes détails qu'il nous a légués dans son oeuvre. Mais, repassons d'abord en revue ce que les historiens de l'orfèvrerie en ont dit.
Formé aux méthodes scientifiques de l'archéologie, Ramsay Traquair a publié, dès 1940, des descriptions et dessins des poinçons de Ranvoyzé. Il note la différente importante entre le petit poinçon aux initiales F, un point, R, et son plus grand frère « ER ». Il s'agit en fait, ci-dessous, du même poinçon dont il présente trois dessins avec des variantes. Il le décrit brièvement comme « F.R. dans un cartouche » et l'attribue sans hésitation, sur la base de comparaisons stylistiques, à François Ranvoyzé. Il ajoute, à propos de l'encensoir de l'église Notre-Dame de Québec, que les initiales ressemblent beaucoup à « ER ». Il interprète, sommairement, la traverse du bas comme une hyperthrophie de l'empattement d'un F ! Son assertion, à l'effet qu'il puisse également s'agir d'une déformation suite aux polissages répétés des objets, n'est pas plausible ! Cependant, il présente un dessin très adéquat de la variante plus petite de ce poinçon, avec un seul point entre les initiales, relevé sur un encensoir de l'église Notre-Dame de Québec, où le F est très clairement lisible et ne ressemble en rien à un E.
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Traquair a dessiné individuellement le même poinçon prélevé sur trois objets différents en consignant les variantes dans la forme du F plus ou moins E. Mais il n'a pas fait la synthèse de tous les éléments qu'il contient dans un seul dessin : par exemple, la présence simultanée de trois points. Quant à celui du bas, le cartouche est déformé, ce qui arrive souvent sur les objets lorsque le poinçon est insculpé avant que l'objet soit totalement terminé.
Gérard Morisset a effectué de méticuleuses recherches dans les archives et les collections d'art ancien pour son IOA. Il a également beaucoup publié. Mais peu sur François Ranvoyzé : quelques petits articles anecdotiques et une toute petite plaquette (Morisset 1942a) qui est loin d'avoir la profondeur d'analyse et l'appareil scientifique de son importante monographie sur l'orfèvre Paul Lambert dit Saint-Paul (Morisset 1945d). Dans ce succinct opuscule de 19 pages sur François Ranvoyzé, il reproduit, à l'instar de Traquair, cette planche contenant cinq dessins donnant son interprétation de quelques poinçons de cet orfèvre. On y perçoit sa formation en beaux-arts où il veut créer une « belle » composition, articulée autour d'une ligne diagonale reliant le titre du haut à la signature du bas ! À l'inverse de Traquair, qui répertorie méticuleusement chaque poinçon dessiné, Morisset crée une synthèse fictive du poinçon à partir d'éléments glanés sur ceux qui ont été observés.
Morisset aurait-il confondu la grande et la petite version de ce poinçon que Traquair avait mieux rendues ? Où l'initiale du prénom varie considérablement dans sa graphie et sa forme ! |
Morisset 1942a, fig. 2. |
John Emerson Langdon (1902-1981) avait la courtoisie, la politesse, la diplomatie, la finesse, la persistance et la ruse des banquiers. Il était un amateur, au sens noble, de l'orfèvrerie ancienne. Il accumula d'importantes archives ainsi qu'une collection d'objets (principalement des ustensiles pour leurs poinçons), léguée à la Galerie Sigmund Samuel du Canada au Royal Ontario Museum, et qui a été malheureusement peu étudiée. Il publia plusieurs beaux livres à compte d'auteur qu'il vendait au compte goutte, permettant d'en faire accroître la valeur au fil du temps. Malheureusement, les informations y sont souvent imprécises, voire erronées ! Son maître ouvrage, Canadian Silversmiths 1700-1900, a été publié en 1966 dans une édition luxueuse limitée à 1 000 exemplaires (Langdon 1966). Il y utilise systématiquement la photographie pour reproduire les poinçons, ce qui l'oblige à effectuer une sélection des meilleurs photos des plus beaux spécimens. Mais il n'indique pas de quels objets ils proviennent ! Certains pourraient donc figurer sur des objets de sa collection personnelle ? Leur format, d'une largeur constante, s'aligne sur celle des doubles colonnes de la mise en page. On y voit le poinçon avec une partie de son contexte : autre poinçon, chiffre (initiales) de propriétaire, ou simplement un espace vide. Pour Ranvoyzé, Langdon ne présente que trois variantes de ses très nombreux poinçons. Le ER n'y figure pas, mais il reproduit même variante plus petite dessinée par Traquair ; ce qui permet d'en apprécier une représentation plus près de la réalité. Langdon ne donne pas à Ranvoyzé le poinçon FIR qu'il interprète comme un UR anonyme, interprétation que nous proposons de ne plus retenir. |
Deux ans après cet ouvrage de Langdon, Jean Trudel a organisé, en 1968 au Musée du Québec, une exposition d'envergure sur François Ranvoyzé qui contenait 103 objets. Afin d'élucider ce qu'il appelle « Le Mystère Ranvoyzé », il aurait aimé...
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Les encensoirs sont fragilisés par leurs motifs ajourés et l'utilisation de charbons ardents pour brûler l'encens. Ils ont été souvent abîmés et réparés, ici à la base de la panse. Acquis par Birks, la provenance de celui-ci n'est pas indiquée au catalogue. Les photos produites par ce collectionneur avéré présentaient souvent, en médaillon à même la photo, un détail du poinçon de l'objet. Ce qui était une excellente pratique permettant d'apprécier toutes les variantes des poinçons, mais aussi leur état de conservation et surtout leur authenticité. Celui-ci semble présenter la variante « ER ». |
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La pièce maîtresse de ce catalogue de Trudel 1968.06a est la succincte mais pertinente réflexion à propos de ce poinçon « ER » intitulée « Le Mystère Ranvoyzé ». La reproduction ci-contre était la meilleure jusqu'alors publiée. Dommage que l'objet dont elle est issue ne soit pas identifié !
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Trudel 1968.06a poursuit sa réflexion sur « Le Mystère Ranvoyzé [...] D'autre part, on peut se demander s'il n'y a pas eu un Étienne Ranvoyzé orfèvre. Pour ce faire, il nous faut examiner sa parenté. » Nous synthétisons ses observations, en les augmentant de plusieurs nouvelles informations, dans le tableau révélateur qui suit. La colonne verticale rouge présente les dates d'utilisation de ce poinçon, mises en parallèle avec les biographies et carrières des membres de sa famille. Ce qui permet d'éliminer d'emblée son père Étienne et son frère Étienne-Joseph. Son frère Louis, serrurier et armurier, travaillait également les métaux ; il constitue donc le candidat le plus sérieux ayant pu collaborer à l'atelier de François, d'autant plus que plusieurs armuriers ont pratiqué l'orfèvrerie. Ce poinçon est utilisé dès 1775 : son fils François-Ignace n'a que 3 ans, alors que ses fils Étienne et Louis ne sont pas encore nés ! Il est peu vraisemblable que ses trois fils, François-Ignace, Étienne et Louis, aient travaillé à l'atelier. Ils étaient trop jeunes lorsque le poinçon a commencé à être utilisé. Et, à l'âge où ils auraient pu être apprentis, ils poursuivaient d'exigeantes études à plein temps préparatoires à leurs carrières professionnelles d'avocat ou de prêtre.
Ranvoyzé aurait-il voulu célébrer la naissance ou la présence de ses enfants dans ce poinçon en y utilisant leurs initiales ? Aurait-il voulu y inscrire son espoir d'une éventuelle succession à son atelier de son premier fils, né en 1772, et dont le prénom François-Ignace rend hommage à son maître en orfèvrerie !? Marie-Vénérande Pèlerin, épouse de Ranvoyzé, et leurs filles auraient-elles pu participer à la vie de l'atelier ? Même si c'était le cas, ce poinçon était déjà utilisé avant la naissance de ces filles ou lorsqu'elles n'étaient encore que de trop jeunes enfants !
À Lille, à « la fin du XVIIIe siècle, il est clair que certains ateliers sont de véritables petites entreprises familiales qui peuvent atteindre une quinzaine de personnes [Cartier 2006, p. 149]. »
« Des dix enfants issus de son mariage, sept étaient mentionnés dans son testament du 1er avril 1817 [Anette, épouse de Pierre Doucet ; Étienne, notaire demeurant à Trois-Rivières ; François-Ignace, prêtre ; Henriette ; Louis, notaire demeurant à Château-Richer ; Magdelaine ; Marie-Vénérande, épouse de Joseph Deblois], rédigé un an après le décès de son épouse. En plus de sommes d’argent totalisant £2 000, Ranvoyzé leur léguait sa propriété de la rue Saint-Jean, une autre, rue des Remparts, et une troisième sise rue des Ursulines. Deux de ses quatre filles étaient alors mariées, ses fils Louis et Étienne pratiquaient le notariat, tandis que François-Ignace était prêtre. Le partage des biens entre eux était fortement personnalisé [Derome 1983e]. »
À la même époque, la veuve de l'orfèvre Joseph Schindler a poursuivi son atelier, mais rien n'indique qu'elle y travaillait alors qu'il était vivant !
« Schindler demeura très actif jusqu’à sa mort en 1792 ; il avait engagé l’année précédente Joseph Normandeau comme apprenti pour cinq ans. Malgré les suppositions, il est peu probable que sa veuve ait fabriqué elle-même des pièces d’orfévrerie. Elle dut liquider le fonds d’atelier de son mari, tout en respectant le contrat conclu avec Normandeau. Ainsi s’expliqueraient les divers paiements pour des pièces d’orfèvrerie de traite que lui versent les frères McGill, en 1797 et 1798. Geneviève Maranda décède le 11 janvier 1803, laissant une dette de £10 3 shillings 8 pence envers ces négociants [Derome 1980d]. »
Par ailleurs, devons-nous prêter foi à ce témoignage d'une toute autre nature ?
« [...] par Mon premier Codicille du quatorze de février Mil huit Cent Neuf, Jai détaillé Les pieces d'argenterie que Jai donné En propriété à Ma femme Jy ajoute actuellement, Un Moutardier En argent avec Sa garniture & Sa Cuillere. de plus une douzaine de Cuilleres En argent Neuve, faite par E: R: (Etienne Ranvoysé) [ce nom est écrit de la main de M. de Lotbinière] avec Six Cuilleres à Caffé Neuve (faite par Sterne à Montréal) & donne Le tout En propriété à Ma Chere femme [IOA Ranvoyzé (Étienne), Lettre de Robert-Lionel Séguin à Gérard Morisset citant un extrait du Testament olographe et Codiciles de Michel-Eustache-Gaspard-Alain Chartier de Lotbinière (1748-1822) daté du 10 février 1809] »
Pourrait-il s'agir d'une mauvaise interprétation paléographique lisant un « E » à la place d'un F ? Ou bien d'un lapsus calami ? Découlant du fait qu'Étienne Ranvoyzé (1776-1826) par ses fonctions de notaire, officier de milice, juge de paix, fonctionnaire et homme politique, était sans aucun doute beaucoup mieux connu de Lotbinière que l'orfèvre ! À preuve, l'orthographe approximative de « Sterne » que Lotbinière utilise pour le nom de Nathan Starns et qui réfère bien davantage à l'oiseau qu'à l'orfèvre !
La chapelle en or de L'Islet commanditée par le curé Jacques Panet en 1810-1812.
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Parmi les oeuvres portant ce poinçon « ER », plus d'une trentaine peuvent êtres datées et se répartissent de façon continue entre 1775 et 1815. Ce poinçon a donc été utilisé durant toute la carrière de Ranvoyzé. Ce qui explique le fait que certaines insculpations soient moins claires que d'autres, celles de la fin de la carrière où l'usure devient perceptible, critère qui pourrait servir à une datation approximative des oeuvres qui le portent. Ces datations permettent également d'écarter plusieurs interprétations concernant des proches de Ranvoyzé qui auraient pu collaborer à son oeuvre.
EN JAUNE — Données provenant de l'IOA qui désignait sous l'appellation « FR dans oriflamme » les deux poinçons de François Ranvoyzé dans un cartouche-listel, tant le petit aux initiales FR que le plus grand aux initiales « ER » (voir FILR). Ces poinçons devraient donc être photographiés quand la localisation actuelle de ces objets aura été retracée ! |
EN VERT — Poinçons photographiés par RD conservés dans ses archives. |
Nous considérons ce poinçon, figurant sur cette cuiller à servir de l'Hôtel-Dieu (photo gros plan ci-dessous) et plusieurs autres objets, comme la signature d'un véritable manifeste qui permet de pénétrer certains des secrets les mieux gardés de Ranvoyzé. Examinons-en successivement les arcanes pour chacun des ces éléments : le cartouche-listel, les trois points, les lettres.
François Ranvoyzé (1739-1819), Cuiller à servir, (Régime anglais) 1771-1819,
Argent, 40 cm, FILR dans un cartouche-listel (3), AP HDK, QMA. Photo IOA B-8, RD QHD:3:6-13.
RANVOYZÉ | ![]() |
Oriflamme ? Plutôt cartouche-listel !
François Ranvoyzé (1739-1819), Cuiller à servir, (Régime anglais) 1771-1819,
Argent, 40 cm, FILR dans un cartouche-listel (3), AP HDK, QMA. Photo IOA B-8, RD QHD:3:6-13.
Gérard Morisset, dans son IOA, a utilisé le terme « oriflamme » pour décrire la forme de ce poinçon sur plusieurs fiches et photographies. C'est d'ailleurs la terminologie qu'il utilise pour décrire celui de la cuiller à servir de l'Hôtel-Dieu de Québec dont le détail photographique du poinçon figure ci-dessus, avec un surlignage rouge ajouté afin de mieux percevoir l'irrégularité et la dissymétrie de ses courbes et de sa forme d'ensemble, caractéristiques inhérentes au vocabulaire décoratif rococo de plusieurs oeuvres de Ranvoyzé. En ce qui concerne les lettres, l'IOA décrit le poinçon comme étant « FR dans oriflamme » et ne fait aucune allusion à l'effet qu'il puisse s'agir de « ER ».
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François Ranvoyzé (1739-1819), Cuiller à servir, (Régime anglais) 1771-1819,
Argent, 40 cm, FILR dans un cartouche-listel (3), AP HDK, QMA. Photo IOA B-8, RD QHD:3:6-13.
Par contre, dans ses articles, Morisset utilise le terme « oriflamme » pour deux oeuvres qui n'ont rien à voir avec le poinçon de Ranvoyzé : une bannière à Oka et le tableau La résurrection de Simon Vouet à Saint-Henri de Lévis.
« ENFIN, signalons une bannière marquée aux armes des rois de France; elle a servi de drapeau aux Indiens des Cinq-Nations, au cours de la Guerre de Sept Ans; et ce sont les symboles mêmes de ces tribus que les religieuses de la Congrégation Notre-Dame de Montréal ont brodés à la face de l'oriflamme; au revers, c'est une longue inscription latine au pied de laquelle sont les armoiries royales et le monogramme des Sulpiciens. Autrefois, cet oriflamme était rutilant de couleurs; de nos jours, il a perdu beaucoup de son éclat, mais ses harmonies sont douces, fort discrètes [source]. »
« Enfin, il existe à Saint-Henri deux peintures - Saint Philippe diacre baptisant l'eunuque de la reine Candace et la Résurrection du Christ qui ont eu la bonne fortune d'échapper aux coups de brosses des restaurateurs [Note 21. Pas tout à fait, car le Saint Philippe a été agrandi et, dans la Résurrection, on peut relever des repeints nombreux mais peu apparents.]. [...] Dans la Résurrection, le Christ à demi nu, tenant un oriflamme jaunâtre, s'élève au ciel. En bas, le sépulcre est vide. L'un des gardes romains vêtu d'un pourpoint orangé, tombe à la renverse... avec grande élégance. A droite, un autre garde porte un uniforme rouge et un bouclier sur lequel sont peintes des armoiries [source]. »
À la remorque de Morisset, nous avons utilisé ce terme dans nos archives sans en vérifier ni la justesse ni la pertinence. Il est donc temps d'y remédier en examinant ce qui se cache derrière son acception et le visuel relié.
« ORIFLAMME S. f. (Histoire de France) nos anciens historiens font ce mot masculin, et écrivent tantôt oriflamme, tantôt oriflambe, tantôt auriflamme, tantôt auriflambe ou oriflande : étendard de l'abbaye de Saint-Denis ; c'était une espèce de gonfanon ou de bannière, comme en avaient toutes les autres églises ; cette bannière était faite d'un tissu de soie couleur de feu, qu'on nommait cendal ou saint vermeil, qui avait trois fanons, et était entourée de houpes de soie. L'oriflamme de Saint-Denis était attachée au bout d'une lance, d'un fust, d'un bâton, que Raoul de Presles nomme le glaive de l'oriflamme. Louis le Gros, prince recommandable par la douceur de ses mœurs, et par les vertus qui font un bon prince, est le premier de nos rois qui ait été prendre l'oriflamme à Saint-Denis en 1124, lorsqu'il marcha contre l'empereur Henri V. Depuis lors, ses successeurs allèrent prendre en grande cérémonie cette espèce de bannière à Saint-Denis, lorsqu'ils marchaient dans quelque expédition de guerre ; ils la recevaient des mains de l'abbé, &, après la victoire, l'oriflamme était rapportée dans l'église de Saint-Denis, et remise sur son autel. C'était un chevalier qui était chargé de porter l'oriflamme à la guerre ; et cet honneur appartint pendant longtemps au comte de Vexin, en sa qualité de premier vassal de Saint Denis. Il est assez vraisemblable qu'il y avait deux oriflammes, dont l'une restait toujours en dépôt à Saint-Denis, et que, lorsqu'il se présentait une occasion de guerre, on en faisait une seconde toute semblable ; on consacrait cette dernière, et on la levait de dessus l'autel avec de grandes cérémonies. Si on la conservait exempte d'accidents pendant le cours de la guerre, on la rapportait dans l'église ; quand on la perdait, on en faisait une autre sur l'original, pour l'employer dans l'occasion. Guillaume Martel seigneur de Bacqueville, est le dernier chevalier qui fut chargé de la garde de l'oriflamme le 28 Mars 1414, dans la guerre contre les Anglais ; mais il fut tué l'année suivante à la bataille d'Azincourt, et c'est la dernière fois que l'oriflamme ait paru dans nos armées, suivant du Tillet, Sponde, dom Félibien, et le père Simplicien. Cependant, suivant une chronique manuscrite, Louis XI. prit encore l'oriflamme en 1465, mais les historiens du temps n'en disent rien. Les Bollandistes dérivent le mot oriflamme du celtique et tudesque flan, fan ou van, qui signifie une bannière, un étendard, et d'où l'on a fait flanon ou fanon, qui veut dire la même chose ; la première syllabe ori vient du latin aurum, c'est donc à dire étendard doré, parce qu'il était enrichi d'or. Le lecteur peut consulter Galant, traité de l'oriflamme ; Borel, du Tillet, et les mémoires des Inscriptions. (Écrit par D.J. : Louis de Jaucourt) [Encyclopédie de Diderot et d'Alembert] »
« oriflamme n.f. (lat. auri-flamma ; flamme d'or). Bannière à trois pointes des abbés de Saint-Denis (qui devint à partir du XIIe s. l'étendard du roi de France) dont les couleurs étaient : rouge semé de flammes d'or [Vogüé 1965]. »
« ORIFLAMME, subst. fém. A. − HIST. Étendard de soie rouge orangé, à la partie flottante découpée en pointes, qui fut primitivement celui de l'abbaye de Saint-Denis et que les rois de France adoptèrent comme bannière royale du XIIe au XVe s. De tous les points du pays, vassaux et milices vinrent se ranger autour du roi et de l'oriflamme de Saint Denis (Bainville,Hist. Fr.,t.1, 1924, p.61): 1. Il avait entendu une messe solennelle, célébrée à Notre-Dame pour le succès de ses armes, puis il était allé demander l'oriflamme à Saint-Denis. On avait d'abord fait difficulté de la lui donner; car ce saint étendard ne devait être porté que contre les infidèles ou pour la défense du royaume, jamais pour conquérir d'autres pays. Barante, Hist. ducs Bourg., t.1, 1821-24, p.346 [CNRTL]. »
« L'oriflamme (subt. fém., du latin aurea flamma, « flamme d'or ») désigne, dans la Chanson de Roland, l'étendard de Charlemagne, porté par Geoffroi d’Anjou. Puis, par confusion, l'oriflamme a désigné l'étendard de Saint-Denis que les rois de France levaient avant de partir en guerre. L'oriflamme était hissée sur le champ de bataille pour signifier aux troupes françaises qu'il ne fallait pas donner de quartier aux ennemis, d'où son appellation oriflamme of death en anglais. Ultérieurement et par extension, on a appelé oriflamme toute bannière d'apparat terminée en pointes [Wikipedia]. »
À GAUCHE ET AU CENTRE — Anonyme, Jean Clément de Mez recevant de Saint Denis l’oriflamme de France, XIIIe siècle,
Vitrail de la fenêtre 116, Cathédrale de Chartres, ensemble du vitrail et détail de l'oriflamme de saint Denis.
À DROITE — François Roger de Gaignières (1643-1715), dessin de ce vitrail, BNF.
Dans ce vitrail, le connétable Jean Clément de Mez, le plus haut responsable militaire de la cour royale, reçoit de saint Denis, protecteur des capétiens, l’oriflamme : c’est l’enseigne des armées de France. Déposée à l’abbaye de Saint Denis en temps de paix, l’oriflamme donnait lieu à une véritable ‘liturgie’ quand un danger imminent menaçait le royaume. Elle fut considérée comme l’étendard du roi pendant plusieurs siècles. C’est en 1124 que Louis VI l’utilisa une première fois pour lever les grands du royaume se souvenant, selon l’expression de Suger, que "saint Denis est le patron spécial et, après Dieu, le protecteur sans pareil du royaume". Cet oriflamme ressemble aux descriptions qu’en font les chroniqueurs du Moyen-Âge ; datant du XIIIe siècle, c'est la plus ancienne et la plus exacte image de l’ancien drapeau ‘national’. L'oriflamme original de Saint-Denis a été refait à plusieurs reprises. Au XVe siècle, Jean Fouquet en peint une version à l'occasion d'une représentation historique tenue cinq siècles plus tôt.
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Jean Fouquet (vers 1420-1480), Couronnement de Lothaire à Reims en 954,
dans Grandes chroniques de France, vers 1455-1460, enluminures,
BNF, département des manuscrits, Français 6465, f° 163.
Source : Fouquet, peintre et enlumineur du XVe siècle.
Diverses interprétations ou reconstitutions de l'oriflamme de Saint-Denis.
Morisset était-il conscient qu'il se référait ainsi à la royauté française en utilisant le mot oriflamme ? Ce qui convient bien à Ranvoyzé. Ayant reçu sa formation sous le régime de la Nouvelle-France, d'un orfèvre né en France, ses racines pouvaient rester attacher à cette allégeance, d'où un premier poinçon FIR vertical avec couronne, imitiant celui de Delezenne et des maîtres français. Mais, il devenait difficile de poursuivre son utilisation sous le nouveau Régime britannique ! Cet autre poinçon se rapproche de la forme rectangulaire horizontale des habituels poinçons de maitres orfèvres anglo-saxons. Au lieu du rectangle à bords droits, Ranvoyzé anime les contours, comme il aime le faire dans ses décors avec un style souple et ornementé. Ce faisant, la référence à la France semble oblitérée, mais il n'en est rien, car il peut alors s'agir de l'orfilamme de Saint-Denis utilisé par les rois de France !
Gérard Morisset avait une écriture littéraire très imagée. Son utilisation du mot oriflamme pour décrire le poinçon de Ranvoyzé fait certainement image. Mais, est-elle juste ? Plusieurs éléments sont à considérer. L'origine latine du mot, auri flamma, s'accorde bien avec celle du mot orfèvre, auri faber, car l'orfèvre utilise l'or et la flamme dans la fabrication de ses objets. Par contre, l'oriflamme n'a des pointes que du côté opposé à la lance verticale qui le soutient à l'horizontal ! À moins qu'il ne soit dédoublé pour être porté à la verticale, suspendu à une barre horizontale, avec un avers et revers identiques : lorsqu'on déplie le tissu pour voir ces deux beaux côtés, la figure peut alors ressembler au dessin du contour du poinçon de Ranvoyzé comme dans les exemples ci-dessous...
Contour du poinçon |
Gonfanon si « déplié », |
L'oriflamme de Saint-Denis n'est pas une création isolée. Sa forme partage celle d'autres bannières également terminées par des pointes : beaucent, étendard et autres gonfanons. Celui à deux pans de l'Abbaye Saint-Géraud d'Aurillac peut se rapprocher du contour du poinçon de Ranvoyzé si les deux côtés sont dépliés et mis à l'horizontal !
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L'oriflamme de Morisset ne permet pas de bien saisir tous les contours de son poinçon. Ne serait-il pas approprié de parler également de cartouche ou de listel ?
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Le tableau ci-dessus permet de recréer une partie de l'univers artistique dans lequel baignait Ranvoyzé. De par ses nombreux contrats religieux, l'orfèvre a certainement eu accès aux décors sculptés de son époque. Par ailleurs, il a également pu fraterniser avec ses collègues artistes. Ceux du monde de la sculpure partagaient les mêmes influences, qu'elles soient parvenues par les gravures ou les livres, également conservés chez les principaux commanditaires, les autorités religieuses. Des cartouches figuraient également sur les cartes et plans, les meubles et autres arts décoratifs. Aucun des cartouches ci-dessus ne peuvent prétendre avoir été le modèle du poinçon de Ranvoyzé, mais peuvent en partager certains éléments, du moins l'acception générale d'une forme plus ou moins fermée pouvant recevoir d'autres éléments en son centre.
Les contours d'un cartouche anonyme typiquement rococo, de style Louis XV du milieu du XVIIIe siècle, présentent certaines similitudes avec le poinçon de Ranvoyzé. Toutefois, le listel en présente également plusieurs.
Nous rejetons donc l'appellation « oriflamme » utilisée par Morisset qui ne correspond ni à l'acception de ce terme, ni à la forme de ce poinçon. Nous retenons l'appellation d'abord utilisée par Traquair, celle de « cartouche ». Mais, comme elle ne décrit pas de façon complète la forme de ce poinçon, nous y ajoutons celle de « listel » pour donner « cartouche-listel ». Cette nouvelle terminologie permet de cerner un peu mieux le caractère tout à fait exceptionnel de ce poinçon inusité créé de toutes pièces par ce génie des arts décoratifs.
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Franc-maçon ? Tel que suggéré par les trois points...
Rien, chez Ranvoyzé, n'est simple à interpréter : sa biographie ne se révéle que par de rares documents originaux, son atelier demeure secret, sa vie rangée et discrète semble suivre un long fleuve tranquille, ses poinçons laissent planer encore beaucoup de mystères et d'énigmes ! Difficile donc de savoir ce qui se cache derrière le portrait sobre et figé de ce bourgeois de l'ancien régime ! Aurait-il été franc-maçon ? C'est ce que peut nous laisser supposer sa signature avec trois points dans son poinçon, signe de reconnaissance symbolique des membres de cette fraternité dont les premières utilisations pourraient remonter à 1764.
Attribué à Louis Chrétien de Heer (1760-avant 1808, actif 1783-1792), Portrait de François Ranvoyzé (1739-1819), vers 1790, huile sur toile, 66,4 x 54 cm, don de Louis Z. Rousseau, QMNBAQ 98.19. |
François Ranvoyzé (1739-1819), Cuiller à servir, (Régime anglais) 1771-1819,
Argent, 40 cm, FILR dans un cartouche-listel (3), AP HDK, QMA. Photo IOA B-8, RD QHD:3:6-13.
:. .: ... ∴ « il est constaté sur le premier registre des procès verbaux de la loge La Sincérité à l’Orient de Besançon que les trois points apparaissent sous différentes formes [tel que ci-dessus]. Cette disposition étant attestée dans le tracé des élections du 3 décembre 1764. Les trois points proviendraient du compagnonnage où ils paraissent avoir symbolisé le triangle. L’Union Compagnonnique a conservé l’usage des trois points en triangle, alors que la Fédération Compagnonnique utilise les trois points placés en équerre. Enfin, l’association Ouvrière a abandonné la triple ponctuation pour un point unique après chaque initiale. Parmi les nombreuses interprétations possibles on peut aussi penser que les 3 points sont le symbole du comportement maçonnique. S'ils caractérisent la signature, ils rappellent et affirment également que tout maçon cherche à tendre au juste milieu en toutes choses (thèse, antithèse, synthèse). Le maçon ne se laisse pas aller à la partialité, les deux points inférieurs représentent les opinions opposées, tandis que le troisième point atteste que l’on surmonte les oppositions en les positivant par une voie médiane. Parmi les multiples interprétations à approfondir des 3 points on peut considérer qu’ils rappellent que l’homme naît, vit et meurt, de même, on peut penser aux trois célèbres paroles de l’écriture et de nos rituels : Demandez et vous recevrez, frappez et l’on vous ouvrira, cherchez et vous trouverez [source]. » |
Baptistaire d'Ignace-François Ranvoyzé, 7 septembre 1772, transcription et facsimilé IOA.
Cette signature de François Ranvoyzé, à côté de celle de Delezenne, a été reproduite sur la fiche de l'IOA du baptistaire de son premier né nommé François-Ignace, le 7 septembre 1772, en l'honneur de son parrain Ignace-François Delezenne. Je n'avais jamais compris la raison des deux points sur le « ÿ » de son nom. L'utilisation du tréma sur cette lettre est en effet inusitée dans les documents notariés du XVIIIe siècle, tout comme en ancien français. Se pourrait-il que ces deux points, couplés à l'accent sur le « é », puissent former les trois points de son poinçon, mais aussi les trois points de la signature des franc-maçons ? La première utilisation datée connue de ce poinçon serait de 1775 d'après l'IOA et de 1781 selon RD, dans une période où la franc-maçonnerie prend davantage de place dans la société québécoise francophone.
Vente d'un emplacement et maison de pierre situés à Québec, rue de la Montagne, par Ignace-François Delzenne, marchand orfèvre et bourgeois, de la ville de Québec, rues Saint-Joseph et Couillard, à François Ranvoizé, marchand orfèvre, de la ville de Québec. À la suite, annulation du contrat de vente. BANQ, Saillant de Collégien, Jean-Antoine, 1770.06.11 et 1771.09.13 (document complet en pdf).
Cette particularité apparaît également sur le contrat de vente du 11 juin 1770 de Delezenne à Ranvoyzé. Trois points au prénom : la cédille du « ç » et les deux points sur le « ÿ ». Trois points au nom : les deux points sur le « ÿ » et l'accent aigu sur le « é ».
Contrat de mariage entre François Ranvoizé, marchand orfèvre, de la ville de Québec, rue Saint-Jean, fils de feu Étienne Ranvoize, marchand et de Marie-Anne Potras, et Marie-Vénérande Pelerin, de la ville de Québec, rue du Sault-aux-Matelots, fille de feu Charles Pelerin, navigateur et de Madeleine Robichau, de la ville de Québec, rue du Sault-aux-Matelots. BANQ, Saillant de Collégien, Jean-Antoine, 1771.11.24 (document complet en pdf).
Par contre, sur le contrat de mariage de François, c'est la signature de son frère Louis qui présente deux points sur le « ÿ » pouvant ainsi former trois points avec l'accent du « é » ! Les deux frères auraient-ils partagés cette même affiliation à la franc-maçonnerie ?
BANQ, Greffe J.C. Panet, 21 août 1773.
Nos archives contiennent plusieurs documents sur François Ranvoyzé qui ont servi à la rédaction de sa biographie pour le DBC dont la bibliographie fait état (Derome 1983e) : ce sont principalement des transcriptions ou résumés de documents et seule une partie sont des photocopies intégrales où les signatures sont reproduites pour la période allant de 1770 à 1819. On y trouve une autre occurence de cette utilisation du tréma sur le « ÿ », soit le 21 août 1773 : notons également que les deux points du « ÿ » et l'accent du « é » ont été placés en triangle, dans une disposition semblable à celle de ce poinçon.
En marge du même document au f° 3, Ranvoyzé signe une quittance, le 26 août 1776, avec toujours le tréma sur le « ÿ ». |
Une vérification systématique des signatures de Ranvoyzé sur tous les documents originaux le concernant permettrait d'en savoir davantage. Dans l'état actuel des connaissances, cette particularité semble avoir été utilisée au début de sa carrière, soit de 1770 à 1776, à l'époque où ce poinçon fut vraisemblablement créé avec ses trois points.
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Cette médaille maçonnique pourrait-elle avoir été façonnée par Delezenne ou Ranvoyzé en 1763 ?
Collaboration de Warren Baker, numismate.
Médaille maçonnique datant de 1763 : I. Webb. Lodge N°. 10 Quebec, collection Warren Baker.
Cette médaille, pesant 11,72 g, a été achetée en Angleterre par le numismate Warren Baker, quelques années avant 2012, de son ami et vendeur Christopher Eimer ; aucune provenance antérieure n'est documentée. Elle a été fabriquée à partir d’une monnaie d’argent, fort probablement une pièce de 4 réals, espagnole ou mexicaine, tel que révélé par son ancienneté, son usure générale, les traces de fraisage (milling) sur le rebord ainsi que de meulage (grinding). Ce qui semble être une boucle « intégrale » n’est en fait qu’un ajout, indépendant de la pièce principale. On ne sait pas comment la médaille a été façonnée : par lissage (planishing) et/ou par tassement (sinking) ?
L'inscription identifie le récipiendaire: « I. Webb. Lodge N°. 10 Quebec ». John Webb est promu maître maçon le 3 septembre 1763, puis il repart pour Cork le 5 décembre avec son régiment. Il est presque certain que cette médaille a été gravée à Québec, en partie tout au moins, avant son départ. Les composantes maçonniques sont représentatives de versions conçues en Angleterre, le nom et le numéro d’identification de la loge étant probablement gravés localement.
« Thos. Turner, No. 192. — I suggest that the Thos. Turner whose name appears on the silver gilt jewel exhibited by the Secretary in November, 1923 (A.Q.C. xxxvi, 269) is the Brother T. Turner who in 1763 signed, as Master of Lodge No. 10, Quebec, a Certificate in favour of John Webb. The Certificate states the the lodge was "held by the Officers in His Majesty's 47th Regiment of Foot," and John Webb is described as Ensign in the Regiment. [...] J. Holliday [Songhurst 1924, p. 102, source ou image]. »
« John Webb, Ensign of the 47th Regiment, was present at the capture of Quebec. A meeting of officer’s lodge’s in the garrison took place as early as November 28th, 1759, just two and a half months after the surrender of Quebec. Webb was created Master Mason of Lodge No. 10 of the 47th Reg. on September 3rd, 1763; the lodge had been formed on December 27th, 1762. Lodge No. 10 was a derivative lodge of No. 192, and Thomas Turner, another member of the 47th was Master Mason of that lodge. It was he who signed the Webb certificate (Milborne Masonic collection). Webb and Turner, and others returned to Ireland (Cork) on December 5th, 1763, so the medal was in his hands at Quebec for only two [three] months. Both Webb and Turner are on the Officer’s List for 1766, where it shows that Webb was commissioned on April 15th, 1759. It is not surprising, therefore, that the medal turned up in London England [courriel de Warren Baker 2012.08.08 d'après des informations tirées de Milborne 1960, Milborne 1955 et Robertson 1899-1900]. »
Ignace-François Delezenne a façonné, en juin 1764, trois grandes médailles pour récompenser les services rendus par les amérindiens, puis des petites en août (Derome 1974b, p. 50 ; Warren Baker fait référence aux Treasury Accounts de James Murray dans les Fonds Viger et Verreau). Les jolies fleurettes ornant l'avers pourraient-elles être de sa main, ou de son compagnon Ranvoyzé ? On ne connaît aucune pièce d'orfèvrerie maçonnique de Delezenne. Par contre, Robert Cruickshank en a fabriqué, ainsi que Narsise Roy et d'autres orfèvres montréalais spécialisés dans l'orfèvrerie de traite. Le Musée McCord en conserve quelques-unes (Derome 1996).
I am aware of Cruickshanks involvement with the early Beaver Club medals which were made from 8 escudos or a like French, British, or Portuguese gold coin. The coins were ground down a great deal, and I suppose this was another benefit for the silversmith. I wonder whether the Freres du Canada medals by Narcisse Roy were made from coins, as was my medal. I know that the McCord has at least one of them. Sir Duncan Gibbs first described them in the Canadian Antiquarian & Numismatic Journal in October, 1873.
My Masonic medal is a generic “craft” medal, and the designs are similar in all, though, being engraved are each slightly different. AMOR HONOR ET JUSTITIA is a motto of the Grand Lodge of England, used prior to the union of the two Grand Lodges in 1813. It is found, I believe on most, if not all of the “craft” medals, but not on “mark” medals. Now, I must tell you that I am not a mason, but the subject fascinates, as well as confuses me.
RANVOYZÉ | ![]() |
Un poinçon aux initiales FILR imbriquées !
Le vocabulaire typographique utilisé est tiré de ce site web (pdf).
François Ranvoyzé (1739-1819), Cuiller à servir, (Régime anglais) 1771-1819,
Argent, 40 cm, FILR dans un cartouche-listel (3), AP HDK, QMA. Photo IOA B-8, RD QHD:3:6-13.
Ce poinçon complexe a donné lieu à diverses lectures qui ne sont pas satisfaisantes. Ce fort agrandissement, à partir d'une insculpation exceptionnelle sur la cuiller à servir marquée HDK, permet d'identifier des paramètres jamais explorés auparavant. Notons que les hampes verticales des deux lettres sont dédoublées. Nous proposons d'y voir de nouvelles significations dans le cadre d'une réinterprétation plus rigoureuse de toutes les composantes du poinçon.
François Ranvoyzé (1739-1819), Cuiller à servir, (Régime anglais) 1771-1819,
Argent, 40 cm, FILR dans un cartouche-listel (3), AP HDK, QMA. Photo IOA B-8, RD QHD:3:6-13.
La première lettre a été interprétée comme un E. Dans un E normal, les traverses du haut et du bas sont de même largeur, tel qu'indiqué en jaune. Or, la traverse du bas, de ce E jaune équilibré, dépasse celle gravée dans ce poinçon, ce qui permet d'infirmer l'hypothèse de lecture à l'effet qu'il puisse s'agir de la lettre E.
François Ranvoyzé (1739-1819), Cuiller à servir, (Régime anglais) 1771-1819,
Argent, 40 cm, FILR dans un cartouche-listel (3), AP HDK, QMA. Photo IOA B-8, RD QHD:3:6-13.
La première lettre gravée dans le poinçon possède trois caractéristiques du F en rouge : hampe verticale, une grande transverse en haut et une petite au milieu. La traverse du bas est cependant plus large que l'empattement de ce F en rouge, mais pas suffisamment pour être interprété comme un E entier.
François Ranvoyzé (1739-1819), Cuiller à servir, (Régime anglais) 1771-1819,
Argent, 40 cm, FILR dans un cartouche-listel (3), AP HDK, QMA. Photo IOA B-8, RD QHD:3:6-13.
Le fut ou la hampe de ce F est beaucoup plus large que la normale. Un espace sépare même cette hampe en deux parties. Celle de droite, plus étroite, reproduit la forme d'un I marqué en vert dont les terminaisons du haut et du bas se confondent avec les traverses.
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François Ranvoyzé (1739-1819), Cuiller à servir, (Régime anglais) 1771-1819,
Argent, 40 cm, FILR dans un cartouche-listel (3), AP HDK, QMA. Photo IOA B-8, RD QHD:3:6-13.
La traverse du bas de la première lettre correspond parfaitement à un L, illustré en bleu. D'autant plus que l'ergot (ou éperon) marque de façon évidente le terme et l'arrêt de cette traverse du bas plus courte que celle du haut, détail crucial visant à signifier qu'il s'agit d'une autre lettre qu'un F ou un E ! D'autant plus que cet éperon se différencie de celui terminant la traverse supérieure du F. Ce L se superpose ainsi au F avec lequel il se confond sur la hampe. C'est l'initiale du prénom de Louis Ranvoyzé, le frère de François qui, lui aussi, en tant que serrurier et armurier, travaille les métaux !
François Ranvoyzé (1739-1819), Cuiller à servir, (Régime anglais) 1771-1819,
Argent, 40 cm, FILR dans un cartouche-listel (3), AP HDK, QMA. Photo IOA B-8, RD QHD:3:6-13.
La hampe du R est également beaucoup trop large si on la compare à la largeur de la boucle et à la diagonale. Ce dédoublement marque le fait que deux Ranvoyzé travaillent ensemble, soit la hampe de gauche en rouge pour François et celle de droite en bleu pour Louis. Ou vice-versa !
François Ranvoyzé (1739-1819), Cuiller à servir, (Régime anglais) 1771-1819,
Argent, 40 cm, FILR dans un cartouche-listel (3), AP HDK, QMA. Photo IOA B-8, RD QHD:3:6-13.
La récapitulation de tous les détails de ce poinçon complexe permet une interprétation beaucoup plus subtile et complète de ses composantes, donc de son programme iconographique sophistiqué, tout comme les styles des oeuvres de Ranvoyzé.
Tout d'abord le cartouche-listel qui réfère aux arts décoratifs et à l'héraldique. Les trois points de la franc-maçonnerie. Puis, ses multiples lettres superposées et accolées : un F pour François, en rouge, associé à la hampe verticale du I, en vert, en hommage à son maître, ami et père adoptif Delezenne. Le L pour Louis, en bleu, frère de François qui collabore avec lui. Ces deux Ranvoyzé symbolisés par le dédoublement de la hampe du R en rouge et en bleu.
François Ranvoyzé (1739-1819), Cuiller à servir, (Régime anglais) 1771-1819,
Argent, 40 cm, FILR dans un cartouche-listel (3), AP HDK, QMA. Photo IOA B-8, RD QHD:3:6-13.
RANVOYZÉ Louis Ranvoyzé, serrrurier, armurier et partenaire de François !
Peu de documents permettent de connaître Louis Ranvoyzé, ce qui en fait un candidat idéal pour vivre dans l'ombre de François. D'autant plus que la serrurerie qu'il a choisi de pratiquer sous le nouveau Régime anglais est loin d'être en expansion.
« La période de 1760 à 1800 marque le déclin de la fabrication locale sous l'influence grandissante du régime anglais. Le début de l'importation de serrures d'Angleterre diminue la demande chez les serruriers. À la fin du siècle, ces derniers délaissent la facture française pour adopter la facture des serrures anglaises [Dion 1986]. »
Baptisé le 5 décembre 1738, il est donc l'aîné d'un an de François. Louis est décrit comme « Mtre armurier et serrurier en cette ville son frère » lorsqu'il signe au contrat de mariage de François [BANQ, greffe Antoine-J. Saillant, 24 novembre 1771, n° 2231]. C'est donc Louis, et non pas François (Morisset 1942a, p. 5), l'auteur de ce don en 1768 :
« Renvoyzé, Maître serrurier, a donné un loquet garni, poli et façonné pour la grande porte estimé chez gens connaisseurs à 48 livres [Barbeau 1935.06.01, référence à QEND, comptes et délibérations de la fabrique pour l'année 1768, état général des souscriptions pour le rétablissement de l'église]. »
Dès 1768, alors âgé de 29 ans, il est donc non seulement établi professionnellement, mais il peut se permettre un don important, ce qui peut dénoter une certaine aisance financière.
Louis avait eu 21 ans en décembre 1759 lors de la prise de Québec, mauvaise période pour entamer une profession ! Il a donc, tout comme François, appris son métier de serrurier et d'armurier sous le Régime français. Cet apprentissage a pu débuter n'importe quand à compter de 1750, date à laquelle il atteint l'âge de 12 ans. Reste à savoir chez qui il a appris son métier ? Une autre caractéristique qu'il partage avec son frère François !
Les « armuriers » pratiquant à Québec, ou aux alentours, entre 1750 et 1759.
Classés par la date connue de fin de vie ou de carrière.
Source : Bouchard 1978, Répertoire biographique, p. 37-116.
Ceux marqués en vert, dans le tableau ci-dessus, auraient-il plus de chance d'avoir formé Louis Ranvoyzé comme apprenti et compagnon serrurier et armurier ? Ceux ayant terminé leur carrière avant 1759 ne sont pas les meilleurs candidats possibles ! Quoique Tailleur pourrait être un candidat potentiel puisqu'il habitait « St-Roch près de Québec ». Lemire, né un an avant Louis, aurait été du même âge, donc à écarter. Le même raisonnement s'applique à Boivin né la même année que Louis ; de plus, sa mère aurait-elle envoyé Louis se former chez ce taillandier à l'Ancienne-Lorette ? Le meilleur orfèvre de Québec, Delezenne, avait été choisi pour former François. La même logique n'aurait-elle pas présidée au choix de sa mère Marie-Jeanne Poitras pour son autre fils Louis ? Pascal Soulard et Jean-Marie Gilbert pourraient donc constituer les meilleurs choix ! D'ici à ce que l'on retrouve d'autres informations plus substantielles permettant d'étayer cette hypothèse...!
Bouchard 1978, dans son étude sur Les armuriers de la Nouvelle-France, ne couvre pas la période ultérieure du Régime anglais où Louis a travaillé. Il décrit cependant le travail de ces artisans au moment où il effectue son apprentissage.
Bouchard 1978, Les armuriers de la Nouvelle-France (p. 9, 15, 33 et 34).
[...] lorsque nous parlerons des armuriers dans la présente étude, il faudra comprendre les arquebusiers (1), les serruriers (2), les taillandiers (3) et naturellement les armuriers proprement dits. Par surcroît, chacun d'entre eux est presque toujours doublé d'un forgeron.
(1) L'arquebusier est l'artisan qui fabriquait les armes à feu portatives : mousquets, arquebuses, fusils et pistolets. Son art lui permettait de forger les canons et les platines pour les monter sur les fûts de bois. Voir Encyclopédie ou Dictionnaire Raisonné des sciences et des métiers, édité par Denis Diderot, 1751-1777. [voir armurier]
(2) Le serrurier est l'artisan qui travaillait différents ouvrages de fer et plus particulièrement les serrures d'où il tire son nom. Ibid. [voir serrurier]
(3) La taillanderie est l'art de travailler le fer ouvré. Quatre classes d'ouvrages forment le métier ; les oeuvres blanches, dont le fer tranchant servant aux charpentiers, aux charrons, aux menuisiers, etc., la vrillerie, comprenant les outils utilisés par les orfèvres, les graveurs, les armuriers, etc., la grosserie, comprenant les objets utilisés dans la cuisine telles que marmites, chenets, crémaillères, etc., les ouvrages de fer comme les assiettes, les lampes, les chandeliers, etc. Ibid. [voir taillandier]
Les marques d'armuriers [...] Dans l'Amérique française d'avant 1760, l'identification de l'artisan armurier ne semble pas avoir été une priorité. C'est du moins ce qui ressort de la lecture des ordonnances, des édits, des arrêts et des commissions qui y ont été dressés. Le seul fait qu'il ne n'y fabriquait pas d'armes à feu tend à éliminer les principales raisons motivant l'application d'un poinçon.
De par sa profession, Louis pouvait donc apporter à François une collaboration à son travail d'orfèvre. D'autant plus que plusieurs armuriers ont pratiqué l'orfèvrerie en Nouvelle-France ! À titre de serrurier et d'armurier, Louis avait les outils et compétences requises de vrillerie en taillanderie pour fabriquer les outils d'orfèvre de François, de même que ses poinçons. Ce qui pourrait expliquer la provenance de la grande variété de ses poinçons, beaucoup plus que les autres orfèvres ! Et, pourquoi pas, la présence du « L », pour Louis, dans cet énigmatique poinçon aux initiales FILR ! D'autant plus que la signature de Louis semble également présenter les trois points de la franc-maçonnerie suggérés par ce poinçon. Lequel des deux frères aurait-eu une influence maçonnique sur l'autre ?
François Ranvoyzé (1739-1819), Cuiller à servir, (Régime anglais) 1771-1819,
Argent, 40 cm, FILR dans un cartouche-listel (3), AP HDK, QMA. Photo IOA B-8, RD QHD:3:6-13.
Contrat de mariage entre François Ranvoizé, marchand orfèvre, de la ville de Québec, rue Saint-Jean, fils de feu Étienne Ranvoize, marchand et de Marie-Anne Potras, et Marie-Vénérande Pelerin, de la ville de Québec, rue du Sault-aux-Matelots, fille de feu Charles Pelerin, navigateur et de Madeleine Robichau, de la ville de Québec, rue du Sault-aux-Matelots. BANQ, Saillant de Collégien, Jean-Antoine, 1771.11.24 (document complet en pdf).
Les quelques rares documents connus permettent d'induire l'existence d'excellentes relations fraternelles entre Louis et François, voire une certaine complicité. Louis signe, avec les trois points, au mariage de François. Le premier enfant de François, baptisé le 7 septembre 1772, est nommé François-Ignace en l'honneur de son parrain Ignace-François Delezenne ; alors que son deuxième enfant, Marie-Vénérande baptisée le 16 novembre 1773, est parainnée par Louis. À son tour, François assiste au mariage de Louis, « me armurier en cette ville », avec Marie-Anne Vesina, en 1772, fille de Pierre Vesina et de Marie-Françoise Parent du faubourg Saint-Jean à Québec (BANQ, Panet, Jean-Claude, 1772.06.09. IOA, acte de mariage 1772.06.11). Tout comme pour François, on ne connaît pratiquement rien de la vie de Louis avant son mariage.
Marie-Anne Vésina a 5 ans d'écart avec son époux, Louis Ranvoyzé, puisqu'elle vient tout juste de naître lors du Recensement de la ville de Québec de 1744 :
La belle famille du nouveau marié informe sur son réseau social où se trouvent des artisans des métaux. Son beau-père est forgeron. Son épouse, Marie-Anne Vésina, pourrait-elle avoir des liens de parenté avec Brigitte Vésina, l'épouse en secondes noces de Jean-Baptiste Soulard né en 1718 ? Sa belle-mère, Marie-Françoise Parent, pourrait-elle être apparentée à Marie-Geneviève Parent, l'épouse de l'armurier Pascal Soulard né en 1712 ? |
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Peu après le mariage, le nouveau couple s'établit à loyer sur la rue Saint-Joseph, en 1774, puis achète cette maison en 1776. Le Rôle de la milice canadienne, en 1775, atteste également que Louis est armurier sur cette même rue.
Bail à loyer d'une maison située en la haute ville de Québec, rue Saint-Joseph, par Étienne Grillot dit Larivière, maître forgeron, de la ville de Québec, au nom et comme fondé du pouvoir spécial de Simon-Vincent Sanguinet, ancien notaire à Québec, demeurant à Montréal, à Louis Ranvoisé, maître armurier, de la ville de Québec (BANQ, Panet, Jean-Antoine, 1774.03.02).
Vente d'un emplacement à Louis Ranvoyzé, maître armurier de la ville de Québec, situé en la haute ville de Québec, rue Saint-Joseph et d'un lopin de terre qui joint par derrière le dit emplacement, par Étienne Grillot dit Larrivière, maître forgeron, au nom et comme fondé de procuration de Angélique Lefebvre dit Duchouquet, veuve de Simon Sanguinet, écuyer et notaire royal, de Montréal, Simon Sanguinet, écuyer, notaire et avocat, de Montréal, Catherine Sanguinet (majeure), de Montréal, Christophe Sanguinet, marchand bourgeois, de Montréal, Joseph Sanguinet, marchand bourgeois, de Montréal, et Charles Sanguinet, marchand bourgeois, de Montréal (BANQ, Panet, Jean-Antoine, 1776.11.29 suivi de la quittance finale en date du 1781.07.25 signée par la veuve de Louis Ranvoyzé).
On doit donc corriger l'assertion de Barbeau 1935.06.01 qui donnait cette propriété à François alors qu'il s'agit de celle de Louis ! La carrière de l'armurier est interrompue par son acte de sépulture le 8 mars 1779 [IOA] alors qu'il n'a que 40 ans et trois mois. Quelques documents inédits permettent cependant de lever un peu le voile sur sa vie.
Deux ans et 8 mois après le décès de Louis Ranvoyzé, sa veuve Marie-Anne Vesina signe un contrat de mariage avec le marchand Joseph Coste (BANQ, Greffe Rousseau, François-Dominique, 1781.11.26 et transcription). Elle n'a pas d'enfant vivant, mais accepte d'élever celui issu du premier mariage de son nouvel époux. Plusieurs parrains la conseillent, dont son beau-frère François Ranvoyzé signataire au contrat, ce qui démontre la qualité et la pérennité des liens de l'orfèvre avec sa belle-soeur au-delà du décès de son frère.
Contrat de mariage entre Joseph Coste et Marie-Anne Vesina, BANQ, Greffe Greffe Rousseau, François-Dominique, 1781.11.26. Avec la signatue de François Ranvoyzé à gauche, sous celle de Joseph Coste.
Par ce contrat de mariage, Marie-Anne Vesina s'engage à faire dresser un inventaire après décès de sa communauté de biens avec son premier époux Louis Ranvoyzé. Ce qui ne se fera que l'été suivant. Ce mariage avec Joseph Coste ne durera pas longtemps, puisque 3 ans et 7 mois plus tard elle renoncera à la succession de feu son second époux (BANQ, Descheneaux, Pierre-Louis, 1785.08.12) !
Cet inventaire se tient les 1er et 2 juillet 1782, donc 3 ans et 4 mois après le décès de Louis Ranvoyzé. La veuve a donc pu se départir de plusieurs biens afin de subvenir à ses besoins ! On y confirme que Marie-Anne Vesina n'a pas d'enfant vivant issu de son mariage avec Louis Ranvoyzé. Elle réside toujours dans la maison qu'elle partageait avec le défunt, rue Saint-Joseph, où se tient l'inventaire. Est-ce à dire que son nouveau mari y vit aussi, ou bien qu'ils vivent chacun dans leur maison ?
À GAUCHE — Inventaire des biens de la communauté de Marie-Anne Vesina, veuve de Louis Ranvoyzé, armurier, de la ville de Québec, remariée à Joseph Coste (BANQ, Greffe Rousseau, François-Dominique, 1782.07.01 dans le texte et 02 dans le résumé).
À DROITE— Transcription de la liste des objets domestiques.
Les biens sont prisés et estimés par Michel Levasseur, marchand, et Augustin Lareaux, forgeron. L'inventaire débute par la cuisine où les possessions sont pauvres, vieillottes et peu nombreuses. Les ustensiles sont en étain, les luminaires en cuivre, les accessoires de cuisine en fer ou en fonte. Les meubles, chaises, tables, commode en placage, armoire, paillasses et literies sont très simples. Le seul luxe réside en une paire de boucles de souliers et une paire de jarretières d'argent estimés 42#, ce qui est très peu pour le frère et la bru d'un orfèvre ! On trouve également une somme de 100# en liquidités.
Ce qui reste des anciennes possessions du défunt ont été reléguées au grenier ou dans un coffre qui contient ses anciens vêtements, soit un habit de drap bleu, un rouge et ces « vieux » vêtements : 12 chemises de toile, 2 paires de bas de laine et une redingote. Soulignons cet item touchant, pour un couple sans enfant vivant : un berceau et sa paillasse ! L'item évalué le plus cher, soit 90#, consiste en un tas de ferraille, matériaux des travaux du fer. Ce qui se rapproche le plus des anciens outils de l'armurier et serrurier avait été omis. Ils ont donc été ajoutés dans la marge, en haut du f° 4 : deux seaux [ferrés ?], une petite hache et une tenaille, une [?], un pic et un marteau, une petite fraise, un tour, un [balais ?] et une cuvette, un gant de C[uir ?]. S'y ajoutent également 25 limes et râpes inventoriées dans la cuisine.
Les titres et papiers se résument au contrat de mariage et à la propriété, sur la rue Saint-Joseph, d'abord louée le 1774.03.02, puis acquise le 1776.11.29 (voir ci-dessus) : emplacement de 38 pieds de front sur 40 pieds de profondeur, avec un lopin de terre de figure triangulaire formant un total d'environ 2 toises ; maison, partie en bois partie en pierre. Les voisins sont Sr Girard et La Motte. Cette propriété avait été payée 2 540# 12s 6d.
La maison de Louis Ranvoyzé ne possédait donc que deux pièces. La cuisine, qui servait également de salle à manger et de dortoir, ce qui était fréquent sous le Régime français. Puis le grenier, qui servait de rangement. Cette modeste demeure contraste avec la bourgeoise propriété de Delezenne vendue en 1779 : soit 10 000# pour la maison de pierre sur la rue Saint-Joseph et 4 000# pour la petite maison sur la rue Couillard. Soit plus de 5 fois 1/2 celle de Louis Ranvoyzé ! Toutefois, l'armurier semblait libre de dettes, ce qui n'était pas nécessairement le cas pour Delezenne !
Cet inventaire ne présente aucune mention d'atelier de serrurier ou d'armurier ! Et très peu d'outils ! Que doit-on en déduire ? Qu'ils ont été vendus par la veuve durant ces 3 ans et 4 mois écoulés depuis le décès de Louis Ranvoyzé ? Ou bien, Louis Ranvoyzé exerçait son métier ailleurs ! Dans la cuisine de sa maison ? Ou chez son frère François avec qui il pouvait partager la forge, les outils et autres frais ? Les investissements immobiliers de l'orfèvre font état de nombreuses transactions avec des armuriers membres de l'entourage de la belle famille de Louis.
Dans notre biographie de François Ranvoyzé pour le DBC (Derome 1983e), où l'espace était restreint, nous n'avions qu'effleuré le complexe historique des propriétés de l'orfèvre et de son atelier. Lorsque Ranvoyzé achète la maison de Delezenne sur la rue de la Montagne, le 11 juin 1770, il habite chez son maître, rue Saint-Joseph et Couillard, probablement depuis le début de son apprentissage vers 1752. Lorsque cette transaction est annulée, le 13 septembre 1771, Ranvoyzé demeure rue de la Fabrique. Deux mois plus tard, à son contrat de mariage signé le 24 novembre 1771, il habite rue Saint-Jean, à moins que ces deux appellations civiques ne réfèrent au même logement dont la localisation était limitrophe aux deux rues ?
Les 18 et 19 mai 1772, les outils d'armurier de feu Pascal Soulard sont inventoriés et estimés par Louis Ranvoyzé armurier, alors que les 6 couverts d'argent le sont par François Ranvoyzé orfèvre (BANQ, Greffe J.C. Panet, 1772.05.18-19). La dynastie des Soulard : arquebusiers, armuriers, serruriers et orfèvres. Sources : Bouchard 1978, Derome 1974b. |
Les liens entre les frères Ranvoyzé, Louis et François, semblent avoir été très rapprochés. Comme Louis a inventorié les outils de Pascal Soulard, qui l'a probablement formé à son métier tel que nous l'avons supposé ci-dessus, cela pourrait également expliquer le fait que François fréquente les armuriers de cet entourage. Qui plus est, si François comptait sur le travail de Louis à son atelier, n'aurait-il pas voulu prolonger cette collaboration, après son décès, en la remplaçant par celles d'autres armuriers de ce cercle d'influence ? Ce qui permettrait de mieux comprendre le fonctionnement de l'atelier de Ranvoyzé pour lequel aucun apprenti n'est connu, hormis le « mythe de la rivalité Ranvoyzé-Amiot » fondé sur une tradition orale peu crédible (Landry 2005, p. 166). Louis, artisan modeste, n'a laissé que peu de traces documentaires. François, beaucoup plus entreprenant et doté d'une longévité de près du double, démontre beaucoup d'inventivité spéculative et d'entregent dans l'acquisition de sa propriété principale auprès, justement, des descendants de Pascal Soulard et des proches d'Augustin Lemire, tous deux armuriers comme Louis.
Pascal Soulard (1711-1772) avait épousé Marie Geneviève Parent (1704.02.05-1780.07.12) en 1741 (contrat de mariage greffe J. Pinguet 1741.10.03, acte 1741.10.09, source). Celle-ci était la veuve de l'armurier et arquebusier Edmond-Joseph Lemire établi rue de la Fabrique, avec lequel elle avait eu 4 enfants, dont Augustin Lemire, également devenu armurier, né en 1737, donc pratiquement du même âge que son collègue armurier Louis Ranvoyzé (Normand 1999, p. 268-269, et source référant à Lafontaine 1983). Auraient-ils pu effectuer leur apprentissage en même temps, dans le même atelier des familles Soulard ou Lemire ?
BANQ, Greffe J.C. Panet, 1767.06.21. |
Andrews 1792, A plan of the city of Quebec 1771 (détail), BANQ. |
Pascal Soulard et son beau-fils Augustin Lemire avaient acheté, en 1767, un des lotissements concédés par les religieuses de l'Hôtel-Dieu, celui coloré en vert (ci-dessus à gauche) sur le plan dressé par l'arpenteur John Collins (Greffe J.C. Panet 1767.06.21). Leur terrain avait 55 pieds de front sur la rue Saint-Jean (coloré en vert ci-dessus à gauche), mais devait prévoir un passage de 7 pieds de large, pour l'égouttement des eaux, les séparant de leur voisin, le sieur Duval, dont la maison était la première au coin de la rue Couillard. La profondeur du terrain était de 52 pieds sur les 60, le reste servant pour l'égouttement des eaux. Ce lotissement d'ensemble est illustré sous forme de jardins sur un plan de Québec en 1771, qui ne reproduit pas aussi fidèlement la configuration du terrain acquis (marqué en vert ci-dessus à droite) que le rendu beaucoup plus précis qu'en donnera Bouchette en 1815.
Les armuriers y avaient construit deux maisons, probablement adaptées à leur travaux, d'où l'intérêt pour Ranvoyzé de les acquérir pour s'y établir. L'orfèvre mettra près de 7 années pour y parvenir, multipliant les transactions notariales complexes et inusitées. Ces documents permettent d'établir qu'il s'agit d'une des cinq propriétés donnant sur la rue Saint-Jean, soit celle de 55 x 60 pieds figurant au bas du plan ci-dessus, au coin de la rue Saint-Jean et de la « Rüe de 24 pieds de large » qui portera le nom de « rue de l'Hôtel-Dieu ». Ce grand lot accueillera deux propriétés ayant façade sur la rue Saint-Jean. Ranvoyzé prendra la seconde à partir du coin, qui n'est pas encore indiquée sur le plan de 1771 ci-dessus.
En 1771, Pascal Soulard avait fait une donation mutuelle à son épouse Marie Parent (BANQ, greffe Panet, J.C., 1771.04.24). Elle devenait donc, de facto, propriétaire de la moitié de ces maisons sur la rue Saint-Jean et, de plus, usufruitière sa vie durant. L'autre moitié revenait à son frère Jean-François et son demi-frère Jean-Baptiste. Or, « François » avait quitté cette colonie soit vers 1745 (BANQ, Greffer Rousseau, F.D., 1781.02.09) ou 1748 (BANQ, Greffe Panet, J.C., 1773.08.21). Ce légataire, absent depuis fort longtemps, explique le fait que ces propriétés ne pouvaient être vendues ! D'où plusieurs contrats tarabiscotés de cessions de droits de successions.
Ranvoyzé commence par acheter, l'année suivant le décès de Pascal Soulard, les droits successoraux de son demi-frère Jean-Baptiste Soulard, habitant de la paroisse Saint-Augustin. Ceux-ci représentent le quart de la valeur de l'héritage. Cette transaction est effectuée pour la somme de 1 500 schillings de la Province, soit 800# comptant, puis 700# ou schellins courants dont la quittance est signée trois ans plus tard, le 26 août 1776, en marge du f° 3 du même document (BANQ, Greffe Panet, J.C., 1773.08.21). Ranvoyzé ne pourra entrer en possession de ces biens qu'après le décès de Marie Parent (1704.02.05-1780.07.12), veuve de Pascal Soulard.
En attendant le décès de Marie Parent, Ranvoyzé doit donc se loger ailleurs ! Au « Rôle général de la milice canadienne de Québec, passée en revue le 11 septembre 1775 [...] », il est toujours sur la rue de la Fabrique (Taschereau 1906).
La signature d'un bail à loyer, en 1778 (BANQ, Greffe Berthelot d'Artigny, 1778.02.03), atteste que Ranvoyzé habite depuis trois ans environ, donc depuis 1775, dans la maison du boulanger Jean-Baptiste Maurice, rue Saint-Jean, soit : une chambre et une cuisine au premier étage, la moitié de la cave, une grande chambre au-dessus de la boulangerie avec un grenier fermant à clef, liberté dans la cour, une place pour mettre une vache et son fourrage dans l'étable.
Il renouvelle cette location pour 2 ans, à compter de mai 1778, au coût de 100 piastres d'Espagne payées d'avance en espèces d'or. Prudent, Ranvoyzé fait ajouter cette clause d'assurance : « dans le cas d'incendie de la dite maison, le dit bailleur remboursera au dit preneur sur le prix du dit loyer, telle somme pour raison du temps qu'il n'aura pu occuper et jouir des dits lieux ».
C'est donc là qu'il habite avec sa femme et ses enfants : François-Ignace (né 1772.09.07), Marie-Vénérande (né 1773.11.16), Joseph (né 1774.11.26) et Marie-Angélique (née 1779.05.09).
Delezenne avait sa boutique dans une voûte de sa maison sur la rue Saint-Joseph (Derome 1974a, p. 289). Ranvoyzé faisait-il de même dans la moitié de la cave louée sur la rue Saint-Jean ?
Andrews 1792, A plan of the city of Quebec 1771, BANQ (source).
Détail de la rue Saint-Jean surlignée en vert.
En S le collège des jésuites et en Y l'Hôtel-Dieu.
Le 30 novembre 1778, Marie Parent veuve de Pascal Soulard ci-devant maître armurier, cède à Ranvoyzé sa moitié de la propriété qu'il convoite moyennant le prix et somme de 5 000 livres de 20 sols, payée comptant en monnaie d'or et d'argent. En considération de la jouissance de l'autre moitié, l'acquéreur s'oblige de payer à la venderesse, sa vie durant seulement, la rente viagère de 250 livres de 20 sols en or et argent, à commencer à courir du premier may prochain et payable chaque année de quartier en quartier, c'est à dire, 62 livres 10 sols tous les trois mois (BANQ, Greffe Panet, J.A., 1778.11.30).
Ranvoyzé peut donc occuper cette propriété à compter de mai 1779 ou en toucher les loyers jusqu'à l'extinction de son propre bail chez le boulanger en mai 1880. La complexité des transactions sur cette propriété est loin d'être limpide. Ranvoyzé avait acquis, le 1773.08.21, les droits successifs de Jean-Baptiste Soulard pour la somme de 1 500#. Le 1779.06.07, il revend une partie de ces droits à son voisin immédiat, Augustin Lemire maître serrurier, pour la somme de 1 000# de 20 sols en monnaie d'or et d'argent, excepté la part que Ranvoyzé s'est réservée en pleine propriété. À charge pour Lemire de laisser la veuve de Pascal Soulard (sa mère) jouir sa vie durant de ses droits d'usufruitière sur ces biens.
Ne reste plus qu'à acquérir les droits de l'héritier absent, François Soulard. En 1781, Jean-Baptiste Soulard, habitant de Saint-Augustin, cède à François Ranvoyzé marchand orfèvre et Augustin Lemire maître armurier, ses droits dans la succession future de François Soulard, son demi-frère, absent de ce pays depuis 36 ans qu'il est parti (donc depuis 1745, soit trois ans de plus que décrit le 1773.08.21) et dont on n'a reçu aucunes nouvelles depuis 26 ou 27 ans. Ces droits ne portent que sur les biens de la succession de Pascal Soulard. Il sont vendus pour la somme de 400# ou chelins anciens de la Province, payée comptant en espèces sonnantes, sans escompter de retour de la part des acquéreurs qui veulent courir les risques des événements (BANQ, Greffer Rousseau, F.D., 1781.02.09).
Joseph Bouchette, Plan de ville de Québec (détail), 1815, BANQ (source).
Ces transactions immobilières (BANQ, Greffe Panet, J.A., 1778.11.30 ; IOA, transcription de BANQ, greffe Joseph Planté, 1795.11.13) fournissent suffisamment de détails topographiques pour localiser la résidence de Ranvoyzé par rapport à celles de Delezenne (localisation approximative) et de son frère Louis (quelque part sur la rue Saint-Joseph) sur ce plan de Bouchette en 1815.
L'orfèvre entretient des liens étroits avec les religieuses de l'Hôtel-Dieu. En plus de leur payer une rente foncière non rachetable sur sa propriété (BANQ, Greffe Panet, J.A., 1778.11.30), Ranvoyzé leur loue le petit jardin le long du cimetière des pauvres et la rue qui continue celle de la Fabrique qui se trouve derrière le terrain du dit sieur preneur et celui d'Étienne Bois, moyennant la somme de 50# de 20 sols pour chacune des 7 années, payable à la Saint-Michel de chaque année, commençant le premier mai 1787, plus les petites réparations nécessaires aux clôtures (BANQ, Greffe Descheneaux, L., 1787.03.14). Le bail n'est pas transférable et les religieuses peuvent le résilier au besoin. Il est pourtant encore renouvelé pour 3 ans, en 1801, au prix de 40# par an (IOA, transcription de QANQ, greffe Charles Voyer, 1801.02.20). On doit donc imaginer l'orfèvre et sa famille y jardinant pour y récolter des provisions pour leur table ! À son décès, en 1819, Ranvoyzé est enterré dans ce cimetière des pauvres qui est aujourd'hui occupé par des constructions et par une portion la rue Charlevoix construite en 1894 (Lebel 1997, p. 139 web ou jpg). L'adresse civique de sa résidence, 48 rue Saint-Jean (qui ne correspond plus à l'actuelle numérotation civique), est spécifiée depuis 1790 (Mackay 1790, p. 41), ainsi que dans les Recensements paroissiaux de Notre-Dame-de-Québec pour 1792 (8 paroissiens, 6 communiants), 1795 (9p, 6c), 1798 (8p, 5c) et 1805 (7p, 6c).
« Des dix enfants issus de son mariage, sept étaient mentionnés dans son testament du 1er avril 1817, rédigé un an après le décès de son épouse. En plus de sommes d’argent totalisant £ 2 000, Ranvoyzé leur léguait sa propriété de la rue Saint-Jean, une autre, rue des Remparts, et une troisième sise rue des Ursulines [Derome 1983e]. »
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James Patterson Cockburn, Hôtel Dieu from St. John Street, vers 1823-1832, Aquarelle, 25,4 x 36,2 cm, Toronto Royal Ontario Museum 951x205.4.
La propriété, l'atelier et la boutique de l'orfèvre François Ranvoyzé devaient donc figurer à droite, à l'extérieur du cadre de cette illustration de Cockburn, dont la vitrine de façade ressemblait peut-être à celles-ci. Ranvoyzé y reconnaîtrait-il l'immeuble aujourd'hui conservé à cet endroit ?
Image tirée de GoogleMaps, depuis la rue Saint-Jean, montrant l'Hôtel-Dieu
depuis le même point de vue que Cockburn ci-dessus,
ainsi que l'actuel 1196 rue Saint-Jean, identifié en rouge, où était localisée l'ancienne propriété de l'orfèvre François Ranvoyzé au « n° 48 ».
C'est Louis qui a donné l'occasion à François d'acquérir sa propriété auprès des membres de son cercle familial rayonnant autour des serruriers et armuriers Soulard et Lemire. C'est donc un peu grâce à Louis que l'orfèvre a pu s'établir sur les terres des religieuses de l'Hôtel-Dieu pour lesquelles il a fabriqué ces deux grandes cuillers à servir. L'une d'elles porte le fameux poinçon FILR où nous croyons discerner la présence de son frère Louis qui aurait donc pu partager l'atelier et les travaux de l'orfèvre en tant que serrurier et armurier. Serait-ce également le cas, après le décès de Louis, d'autres armuriers tels que Augustin Lemire, le voisin immédiat de l'orfèvre avec lequel il a partagé l'acquisition des droits successoraux de Pascal Soulard ?
Pourrait-on présumer que c'est Louis qui aurait attiré François vers la franc-maçonnerie ? En effet, l'orfèvre n'utilise les trois points dans sa signature qu'au début de sa carrière et on n'en trouve pas d'exemples après le décès de Louis en 1779 ! Cette identification présentait peu d'inconvénients pour un armurier, mais pouvait être compromettante pour un fournisseur assidu d'objets liés au culte catholique, surtout dans une signature qui pouvait être reconnue par les notaires et autres témoins ! Par contre, dans son poinçon, l'orfèvre aurait pu prétendre qu'il s'agissait des trois points représentant les trois personnes en dieu, croyance centrale de la religion de Rome !
Quelle qu'en ait été l'ampleur, l'influence de Louis dans la vie, l'oeuvre et la carrière de son frère orfèvre semblent donc plus importantes qu'il n'y paraissait avant cette investigation !
RANVOYZÉ | ![]() |
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Cuiller à servir d'Ignace-François Delezenne aux armes de la famille Baby.